La vision de Thomas II, roi de Bosnie par Prosper MÉRIMÉE[2]
I
Le roi Étienne-Thomas se promène dans sa chambre, il se promène à grands pas, tandis que ses soldats dorment couchés sur leurs armes ; mais lui, il ne peut dormir, car les infidèles assiègent sa ville, et Mahomet veut envoyer sa tête à la grande mosquée de Constantinople.
II
Et souvent il se penche en dehors de la fenêtre pour écouter s’il n’entend point quelque bruit ; mais la chouette seule pleure au-dessus de son palais, parce qu’elle prévoit que bientôt elle sera obligée de chercher une autre demeure pour ses petits.
III
Ce n’est point la chouette qui cause ce bruit étrange ; ce n’est point la lune qui éclaire ainsi les vitraux de l’église de Kloutch ; mais dans l’église de Kloutch résonnent les tambours et les trompettes, et les torches allumées ont changé la nuit en un jour éclatant.
IV
Et autour du grand roi Étienne-Thomas dorment ses fidèles serviteurs, et nulle autre oreille que la sienne n’a entendu ce bruit effrayant ; seul il sort de sa chambre son sabre à la main, car il a vu que le ciel lui envoyait un avertissement de l’avenir.
V
D’une main ferme il a ouvert la porte de l’église ; mais, quand il vit ce qui était dans le choeur, son courage fut sur le point de l’abandonner : il a pris de sa main gauche une amulette d’une vertu éprouvée, et, plus tranquille alors, il entra dans la grande église de Kloutch.
VI
Et la vision qu’il y vit est bien étrange : le pavé de l’église était jonché de morts, et le sang coulait comme les torrents qui descendent, en automne, dans les vallées du Prologh ; et, pour avancer dans l’église, il était obligé d’enjamber des cadavres et de s’enfoncer dans le sang jusqu’à la cheville.
VII
Et ces cadavres étaient ceux de ses fidèles serviteurs, et ce sang était le sang des chrétiens. Une sueur froide coulait le long de son dos, et ses dents s’entrechoquaient d’horreur. Au milieu du choeur, il vit des Turcs et des Tartares armés avec les bogou-mili, ces renégats !
VIII
Et près de l’autel profané était Mahomet au mauvais oeil, et son sabre était rougi jusqu’à la garde ; devant lui était Thomas II, qui fléchissait le genou et qui présentait sa couronne humblement à l’ennemi de la chrétienté.
IX
À genoux aussi était le traître Radivoï, un turban sur la tête ; d’une main il tenait la corde dont il étrangla son père, et de l’autre il prenait la robe du vicaire de Satan, et il l’approchait de ses lèvres pour la baiser, ainsi que fait un esclave qui vient d’être bâtonné.
X
Et Mahomet daigna sourire, et il prit la couronne, puis il la brisa sous ses pieds, et il dit : « Radivoï, je te donne ma Bosnie à gouverner, et je veux que ces chiens te nomment leur beglierbey[3]. » Et Radivoï se prosterna, et il baisa la terre inondée de sang.
XI
Et Mahomet appela son vizir : « Vizir, que l’on donne un caftan à Radivoï. Le caftan qu’il portera sera plus précieux que le brocart de Venise ; car c’est de la peau d’Étienne-Thomas, écorché, que son frère va se revêtir. » Et le vizir répondit : « Entendre c’est obéir. »
XII
Et le bon roi Étienne-Thomas sentit les mains des mécréants déchirer ses habits, et leurs ataghans fendaient sa peau, et de leurs doigts et de leurs dents ils tiraient cette peau, et ainsi ils la lui ôtèrent jusqu’aux ongles des pieds, et de cette peau Radivoï se revêtit avec joie.
XIII
Alors Étienne-Thomas s’écria : « Tu es juste, mon Dieu ! tu punis un fils parricide ; de mon corps dispose à ton gré ; mais daigne prendre pitié de mon âme, ô divin Jésus ! » À ce nom, l’église a tremblé ; les fantômes s’évanouirent et les flambeaux s’éteignirent tout d’un coup.
XIV
Avez-vous vu une étoile brillante parcourir le ciel d’un vol rapide et éclairer la terre au loin ? Bientôt ce brillant météore disparaît dans la nuit, et les ténèbres reviennent plus sombres qu’auparavant : telle disparut la vision d’Étienne-Thomas.
XV
À tâtons il regagna la porte de l’église ; l’air était pur et la lune dorait les toits d’alentour. Tout était calme, et le roi aurait pu croire que la paix régnait encore dans Kloutch, quand une bombe lancée par le mécréant vint tomber devant lui et donna le signal de l’assaut.
Prosper MÉRIMÉE, La Guzla, ou choix de poésies illyriques recueillies dans la Dalmatie, la Bosnie, la Croatie et l'Herzégovine, 1827.
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