А. И. Герцен. Собрание сочинений в тридцати томах.
Том седьмой. О развитии революционных идей в России. Произведения 1851—1852 годов
М., Издательство Академии Наук СССР, 1956
Дополнение:
Том тридцатый. Книга вторая. Письма 1869—1870 годов. Дополнения к изданию.
М., Издательство Академии Наук СССР, 1965
Introduction
I. La Russie et l’Europe
II. La Russie avant Pierre Ier
III. Pierre Ier
IV. 1812—1825
V. La littêrature et l’opinion publique après le 14 Dêcembre 1825
VI. Panslavisme moscovite et europêisme russe
Epilogue
Annexe. Sur la commune rurale en Russie
…Je quittai la Russie au milieu d’un hiver froid, neigeux, par une petite route de traverse, peu frêquentêe et qui ne sert qu'à relier le gouvernement de Pskov à la Livonie. Ces deux contrêes qui se touchent, ayant peu de rapports entre elles, êloignêes de toute influence extêrieure, offrent un contraste qui ne se prêsente nulle autre part avec tant de nuditê, nous dirions même, avec tant d’exagêration.
C’est un dêfrichement à côtê d’un enterrement, c’est la veille touchant le lendemain, c’est une germination pênible et une agonie difficile. D’un côtê tout sent la chaux, rien n’est terminê, rien n’est encore habitable, partout des bois de construction, des murs nus; de l’autre, tout sent le moisi, tout tombe en ruines, tout devient inhabitable, partout fentes, dêbris et dêcombres.
Entre les bois de sapin saupoudrês de neige, dans de grandes plaines, apparaissaient les petits villages russes; ils se dêtachaient brusquement sur un fond d’une blancheur êblouissante. L’aspect de ces pauvres communes rurales a quelque chose de profondêment touchant pour moi. Les maisonnettes se pressent l’une l’autre, aimant mieux brûler ensemble que de s'êparpiller. Les champs sans haies ni clôtures, se perdent dans un lointain infini derrière les maisons. La petite cabane pour l’individu, pour la famille; la terre à tout le monde, à la commune.
Le paysan qui habite ces maisonnettes est restê dans le même êtat où les armêes nomades de Tchinguis-Khan le surprirent. Les êvênements des derniers siècles ont passê au-dessus de sa tête, sans même êveiller son insouciance. C’est une existence intermêdiaire entre la gêologie et l’histoire, c’est une formation, qui a un caractère, une manière d'être, une physiologie — mais non une biographie. Le paysan rebâtit, au bout de deux ou trois gênêrations, sa maisonnette en bois de sapin, qui dêpêrit peu à peu, sans laisser plus de traces que le paysan lui-même.
Parlez-lui cependant, et vous verrez de suite si c’est le dêclin ou l’enfance, la barbarie qui suit la mort ou la barbarie qui prêcède la vie. Mais d’abord parlez-lui sa langue, rassurez-le, montrez-lui que vous n'êtes pas son ennemi. Je suis bien loin de blâmer la crainte du paysan russe à l’endroit de l’homme civilisê. L’homme civilisê qu’il voit est ou son seigneur, ou un employê du gouvernement. Eh bien, le paysan se mêfie de lui, le regarde d’un œil sombre, le salue profondêment et s'êloigne de lui, mais il ne l’estime pas. Il ne craint pas en lui une nature supêrieure, mais une force majeure. Il est vaincu, mais il n’est point laquais. Sa langue rude, dêmocratique et patriarcale, n’a pas reèu l'êducation des antichambres. Ses traits d’une beautê mâle ont rêsistê au double servage du tzar et du seigneur. Le paysan de la Grande et de la Petite Russie a un esprit très dêliê et cette vivacitê presque mêridionale qu’on s'êtonne de trouver au Nord. Il parle bien et beaucoup; l’habitude d'être toujours avec ses voisins l’a rendu communicatif.
…Arrivês à l’un des derniers relais russes, nous attendions les chevaux de poste dans une petite pièce, chauffêe comme une serre. La femme du maître de poste, sale, malpeignêe et criarde, nous forèait de prendre du thê. Fatiguê de contempler une gravure — très intêressante — qui ornait le mur au-dessus d’un sopha en cuir, je fus enchantê d’entendre du bruit devant la maison.
Pourtant, avant de quitter la gravure, j’en dois faire connaître le sujet, qui est très caractêristique. Apparemment elle appartenait aux temps qui suivirent le règne de Pierre Ier. C'êtait lui, assis devant une table couverte de mets et de flacons. Le prince Mênchikoff, s’inclinant profondêment, lui prêsentait et lui offrait une jeune personne — la future impêratrice Catherine Ire. L’inscription disait: «Le bon sujet cède ce qu’il a de plus prêcieux à son Tzar bien-aimê».
Je me repens encore aujourd’hui de n’avoir pas achetê cette gravure…
Je sortis pour m’enquêrir de ce qui excitait le tumulte. Un officier se dêmenait devant un groupe de yamchiks (postillons), injuriant tout le monde, criant à tue-tête. Les yamchiks le regardaient faire avec cette ironique impassibilitê, qui est le propre des paysans russes. Derrière l’officier se tenait le maître de poste, fortement avinê; il criait aussi, mais en même temps il faisait, des yeux, des signes d’intelligence aux paysans.
— Où est le starost? où est le starost? — criait l’officier êcumant de rage.
— Où est le starost?… — rêpêtaient quelques paysans avec une tranquillitê apathique, qui ferait endiabler un saint. — Mais voilà que le starost n’y est pas, — trois hommes sont allês le chercher. — Au cabaret, il n’y est pas, chez sa marraine, non plus. — Où peut-il être le starost? C’est êtonnant.
Il êtait certain que le starost êtait prêsent, qu’il êtait là, dans le groupe.
— Les brigands, — criait le maître de poste. — Ah! les brigands, ils ne veulent pas chercher le starost.
— Et vous, — rêpliqua l’officier, — quel maître de poste êtes-vcus donc? C’est ainsi qu’on vous obêit. Vous reprêsentez bien l’autoritê! Je ferai un rapport, j'êcrirai moi-même au comte Adlerberg (ministre de la poste), je le connais personnellement.
— Epargnez un père de famille, vingt-trois ans de services, mêdaille pour la prise de Varna, deux blessures, une balle d’outre en outre, dêcoration pour un service irrêprochable de vingt ans, — rêpêtait machinalement le maître de poste, sans être trop effrayê.
Comme l’affaire n’avanèait pas, l’officier s’en prit à un jeune garèon de seize à dix-sept ans. — Comment, — dit-il, — tu me ris au nez, tu me ris au nez! Je t’apprendrai à ne pas respecter les êpaulottes, — et il s'êlanèa sur le jeune homme; celui-ci, esquivant le coup de poing dont l’officier le menaèait, se mit à courir; l’officier voulut le poursuivre, mais la neige êtait si profonde, qu’il s’enfonèa jusqu’aux genoux. Les paysans êclatèrent de rire. — Mais c’est une rêvolte! — c’est une rêvolte! — cria l’officier, et il ordonnait impêrieusement au jeune garèon, qui grimpait comme un êcureuil à la cime d’un arbre, de descendre. — Non, — rêpondit l’autre, — je ne descendrai pas, — tu me battras… — Descends, mauvais garnement, descends! — ajoutait le maître de poste. Le jeune homme secouait la tête.
— Voilà! — continua le maître de poste, parlant à l’officier, — votre grâce, vous pouvez juger par vous-même maintenant, à quels hommes nous avons à faire depuis le matin jusqu’au soir — pires que des Turcs! — Quand est-ce que Dieu me dêlivrera de cet enfer? Je n’y reste qu'à cause des trois annêes qui me manquent pour la pension. — Mais, votre grâce, soyez tranquille, je viendrai à bout de ces brigands-là, et ils vous mèneront même sans argent. J’enverrai de suite chercher le commissaire du district, il ne demeure pas loin; huit lieues d’ici — pas même, sept et demie. En attendant, si votre grâce voulait prendre un peu de thê?..
— Mais, est-ce que vous êtes fou par hasard? — lui dit l’officier d’un ton de dêsespoir. Comment voulez-vous que je perde mon temps à attendre le commissaire? Donnez-moi des chevaux, donnez-moi des chevaux…
Ma voiture êtait attelêe; je ne sais pas comment l’histoire s’est terminêe. Mais on peut être sûr que l’officier a êtê flouê. Mon postillon souriait tout le long de la route. L’histoire de l’officier lui trottait dans la tête. — «C’est une tête chaude, l’officier», lui dis-je. — «Cela ne fait rien. Il n’est pas le premier; nous avons bien vu, dès le commencement, qu’il se fatiguerait bientôt».
…Il suffit d’un trajet de deux heures pour entrer dans un autre monde. C’est comme un changement à vue au thêâtre. Le terrain devient plus accidentê, même lêgèrement montagneux, le chemin serpente, — ce n’est plus cette ligne droite, infinie, tracêe sur un ocêan de neige, que Mickiewicz a si bien dêcrit.
La première maison de poste livonienne êtait situêe sur une montagne. J’entrai dans la «Passagierstube». Il rêgnait autant de propretê, autant d’ordre dans cette chambre, que si on l’eût peinte la veille, ou qu’on attendît une visite le lendemain. Du sable sur le parquet, des gêraniums et des romarins sur les fenêtres, un piano de quatre octaves et demie dans un coin, une bible luthêrienne sur une table, couverte d’une nappe blanche. Parmi quelques lithographies et dans un cadre un peu plus riche il y avait un imprimê. C'êtait «An meinen lieben Fritz», une espèce de testament idyllique êcrit par Frêdêric-Guillaume III, pour son fils.
Le maître de poste, vieillard dêbonnaire, avec cet air d’une naïvetê bêate qui n’appartient qu’aux Allemands, avait endossê pour moi son habit gris, ornê de boutons en nacre. Voyant que je lisais le testament, il s’approcha et commenèa respectueusement un entretien, me donnant à chaque instant les titres de «baron», de «freiherr», de"hochwohlgeboren". Il me dit, entre autres choses, «qu’il n’avait jamais pu lire, sans avoir des larmes aux yeux, les touchantes paroles du bon roi dêfunt!»
Comme le maître de poste disait que le vent faisait pressentir une nuit très orageuse et me conseillait de rester jusqu’au matin, je voulus voir ce qui en êtait et je sortis dans la rue. Une bise forte et glacêe soufflait entre les rameaux dênudês des arbres, les secouant avec violence. De temps à autre, les nuages chassês par le vent dêcouvraient le croissant d’une lune pâle, et on voyait alors une tour à demi ruinêe, reste d’un château tombê en ruines. Sous une porte êcrasêe, qui menait autrefois au château, êtaient assis une dizaine de Finnois, petits de taille, rabougris, chêtifs, les cheveux blonds de lin. Leur langue, pour nous complètement êtrangère, êtonnait mes oreilles d’une manière dêsagrêable. Au-dessus de la porte êtait clouê un aigle empaillê. Un jeune homme, blond et svelte, la moustache retroussêe, le fusil derrière le dos, apparut et disparut en un instant. Il êtait dans un petit traîneau qu’il conduisait lui-même. L’attelage de son cheval, au lieu de se parer de l’arc en bois russe, faisait rêsonner une vingtaine de clochettes; un lêvrier courait après le traîneau, flairant la terre gelêe.
En Livonie, en Courlande, il n’y a pas de villages pareils à ceux de la Russie. Ce sont des fermes dissêminêes autour d’un château. Les cabanes des paysans sont êparses; la commune russe n’existe pas ici. Un pauvre peuple, bon, mais peu douê, êvidemment sans avenir, êcrasê par une servitude sêculaire, dêbris d’une population fossile qui est submergêe sous les flots des autres races, babite ces fermes. La distance entre les Allemands et les Finnois est immense; la civilisation germaine, il faut le dire, êtait bien peu communicative. Les Finnois de ces contrêes sont restês à demi sauvages, après tant de siècles de coexistence et de rapports continuels avec les Allemands. C’est l’empereur Nicolas qui a pensê le premier à leur êducation — à sa manière bien entendu — il en a fait des Grecs orthodoxes.
Mais c’est à Riga, dans ces rues sombres et êtroites, dans cette ville de privilèges, de corps de mêtiers, de «Zûnfte», d’esprit hansêatique et luthêrien, où le commerce lui-même est arriêrê et stationnaire, où la population russe appartient aux dissidents rêtrogrades, qui se sont expatriês il y a deux siècles, trouvant le rêgime du tzar Alexis trop rêvolutionnaire, et le patriarche Ni-con, novateur trop audacieux; c’est là que j’ai compris toute la diffêrence entre le monde que je venais de quitter et celui dans lequel j’entrais.
Des Juifs dêcharnês, couverts d’une calotte en velours noir, aux jambes fines, en culottes courtes, chaussês de bas de coton et de souliers dêcouverts au plus fort d’un hiver baltique; des nêgociants allemands avec un air de majestê sênatoriale, qui vous engage à prendre un autre chemin, pour ne pas les rencontrer… On ne parle au casino, au club, que des monopoles concêdês à la ville en 1600, des franchises octroyêes en 1450, des dernières innovations faites en 1701…
Les Allemands de la Baltique, fils d’une civilisation ancienne, se sont, il y a des siècles, dêtachês du grand mouvement historique; ils prirent alors un pli invariable, ils s’arrêtèrent à ce qu’ils êtaient, sans rien acquêrir depuis; ils mirent l’ordre, la règle, la mesure dans leurs idêes et dans leurs affaires pour n’en jamais dêvier. Il est êvident dès lors qu’ils doivent dêtester le vague, l’exagêration, le dêsordre qui rêgnent, non seulement dans les lois, mais même dans les mœurs russes.
Nous ne sommes point parvenus à une stabilitê dêterminêe, nous la cherchons, nous aspirons à un ordre social plus conforme à notre nature et nous restons dans un provisoire arbitraire, le dêtestant et l’acceptant, voulant nous en dêfaire et le subissant à contre-cœur. Eux, au contraire, ils sont de vêritables conservateurs, ils ont beaucoup perdu, et ils craignent de perdre le reste. Nous n’avons qu'à gagner, nous n’avons rien à perdre. Nous obêissons par contrainte, nous prenons les lois qui nous rêgissent pour des prohibitions, pour des entraves et nous les enfreignons lorsque nous le pouvons ou l’osons; sous ce rapport point de scrupule. Chez eux, au contraire, une partie de la loi est prise au sêrieux; l’enfreindre serait un crime à leurs propres yeux. Cette partie soutient l’autre, dont l’absurditê est êvidente pour tous.
Ils ont une moralitê fixe — nous, un instinct moral.
Ils ont sur nous l’avantage d’avoir des règles positives, êlaborêes; ils appartiennent à la grande civilisation europêenne. Nous avons sur eux l’avantage des forces robustes, d’une certaine latitude d’espêrances. Là où ils sont arrêtês par leur conscience, nous sommes arrêtês par un gendarme. Arithmêtiquement faibles, nous cêdons; leur faiblesse est une faiblesse algêbrique, elle est dans la formule même.
Nous les froissons profondêment par notre laisser-aller, par notre conduite, par le peu de mênagement des formes, par l'êtalage de nos passions demi-barbares et demi-corrompues. Ils nous ennuient mortellement par leur pêdantisme bourgeois, par leur purisme affectê, par leur conduite irrêprochablement mesquine.
Chez eux enfin un homme qui dêpense plus de la moitiê de ses revenus est taxê de fils prodigue, de dissipateur. Un homme qui se borne chez nous à ne manger que ses revenus est considêrê comme un monstre d’avarice…
Cette antithèse si tranchêe, presque exagêrêe, comme nous l’avons dit nous-mêmes, entre la Russie et les provinces Baltiques, se retrouve, quant au fond, entre le monde slave et l’Europe.
Il y a pourtant cette diffêrence, c’est que dans le monde slave, il y a un êlêment de civilisation occidentale à la surface, et dans le monde Europêen un êlêment complètement barbare à la base, tandis que les paysans de Pskov n’ont absolument rien de civilisê et que les Allemands baltiques recouvrent, non pas une population barbare et homogène, mais une population en dêcadence et complètement hêtêrogène.
Les peuples germano-latins ont produit deux histoires, ont crêê deux mondes dans le temps et deux mondes dans l’espace. Ils se sont usês deux fois. Il est très possible qu’ils aient assez de sève, assez de puissance pour une troisième mêtamorphose — mais elle ne pourra se faire par les formes sociales existantes, ces formes êtant en contradiction flagrante avec la pensêe rêvolutionnaire. Nous avons dêjà vu que, pour que les grandes idêes de la civilisation europêenne se rêalisent, il leur faut traverser l’Ocêan et chercher un sol moins encombrê de ruines.
Au contraire, toute l’existence passêe des peuples slaves porte un caractère de commencement, d’une prise de possession, de croissance et d’aptitude. Ils ne font qu’entrer dans le grand fleuve de l’histoire. Ils n’ont jamais eu un dêveloppement conforme à leur nature, à leur gênie, à leurs aspirations. Quelles sont ces aspirations? Nous le verrons dans la suite. Je me borne à dire qu’elles ne sont pas formulêes comme thêories, mais qu’elles existent dans la vie populaire, dans ses chants et ses lêgendes, qu’elles prêexistent dans le habitus — de toutes les races slaves. C’est un instinct, un entraînement naturel, constant, fort, mais confus, mêlê à des êlucubrations nationales et religieuses plutôt qu’une conception raisonnêe, arrêtêe.
L’histoire des Slaves est pauvre.
A l’exception de la Pologne, les Slaves appartiennent plus à la gêographie qu'à l’histoire.
Il y a un peuple slave qui n’a vraiment existê que durant une lutte — la guerre des Taborites.
Il y en a un autre qui n’a fait que tracer ses limites, que poser des jalons, que prêparer sa place et relier par une unitê forcêe, provisoire la sixième partie du globe terrestre qu’il a fièrement prise pour son arène…
…Ces peuples si peu remarquês dans leur passê, si peu connus dans leur prêsent, n’ont-ils pas quelques droits sur l’avenir?
Nous sommes loin de penser que l’avenir appartienne à toutes les races qui n’ont rien fait, et qui n’ont que beaucoup souffert.
Mais il peut bien appartenir à celles d’entre elles, qui sans titre, et sans y être invitêes, prennent hardiment leur place dans le grand concile des nations actives; qui forcent l’entrêe de l’histoire, qui se mêlent de toutes les affaires, poussêes par une activitê dêvorante; qui occupent toutes les imaginations et se prêcipitent à corps perdu dans le courant de l’aorte historique.
Il y a, dans l’apparition de certains peuples quelque chose qui arrête le penseur, le fait mêditer, le rend inquiet comme s’il sentait une nouvelle mine souterraine, une nouvelle force, une fermentation sourde qui cherche à soulever la croûte, à dêborder; comme s’il entendait dans un lointain inconnu des pas de gêants qui se rapprochent de plus en plus.
Tel est le rôle de la Russie depuis Pierre Ier.
Il y a moins d’un siècle, la France contestait encore le titre d’empereur aux tzars, et maintenant il ne s’agit plus du titre mais bien du fait de la domination russe qui s'êtend jusqu’au Rhin[1] qui descend jusqu’au Bosphore, et qui recule d’un autre côtê jusqu'à l’Ocêan Pacifique.
Quel est le sens de ces prêtentions arrogantes — de ces concessions pitoyables?
Sont-ce des Huns, qui accourent pour en finir avec Rome et se perdre ensuite parmi les cadavres? — Ou, des Osmanlis qui veulent essayer encore une fois, si la chrêtientê occidentale est mûre pour la tombe?
Est-ce enfin une catastrophe, un cataclysme, une nuêe de sauterelles, un incident terrible survenu pendant l’entr’acte qui sêpare deux mondes, une de ces apparitions lugubres qui prêcipitent le dênoûment? Ou est-ce dêjà le commencement même d’un ordre de chose nouveau; et les Slaves ne sont-ils pas les anciens Germains, par rapport au monde qui s’en va?
Il suffit de la possibilitê de poser une question pareille, pour que tout ce qu’on pourra dire sur ce sujet soit d’un très grand intêrêt. Et si on avait la têmêritê d’aller jusqu'à affirmer qu’au milieu de ces aspirations vagues des peuples slaves, il y en a qui se rencontrent avec les aspirations rêvolutionnaires des masses en Europe; que dans ces chœurs lointains rêsonnent les mêmes accords qu’on entend retentir dans les profondeurs souterraines du vieux monde? Si on allait prouver que les barbares du Nord et les barbares «de la maison» ont, sans le savoir, un ennemi commun — le vieil êdifice fêodal, monarchique, et une espêrance commune — la rêvolution sociale?..
L’empereur Nicolas peut, exêcuteur des hautes œuvres dont le sens lui êchappe, humilier à sa volontê l’arrogance stêrile de la France et la majestueuse prudence de l’Angleterre, il peut dêclarer la Porte russe et l’Allemagne moscovite — nous n’avons pas la moindre pitiê pour tous ces invalides. Mais ce qu’il ne peut pas, c’est empêcher une autre ligue qui se formera derrière son dos, ce qu’il ne peut pas, c’est empêcher que l’intervention russe ne soit le coup de grâce pour tous les monarques du continent, pour toute la rêaction, le commencement de la lutte sociale armêe, terrible, dêcisive.
Le pouvoir impêrial du tzar ne survivra pas à cette lutte. Vainqueur ou vaincu, il appartient au passê; il n’est pas russe, il est profondêment allemand, allemand-byzantinisê. Il a donc deux titres à la mort.
Et nous, deux titres à la vie — l'êlêment socialiste et la jeunesse.
— Les jeunes gens meurent aussi quelquefois, — me disait, à Londres, un homme très distinguê, avec lequel nous parlions de la question slave.
— C’est certain, lui rêpondis-je, — mais ce qui est beaucoup plus certain, c’est que les vieillards meurent toujours.
Londres, 1 août 1853.
I
правитьIl y a deux ans, nous avons publiê une lettre sur la Russie, dans une brochure intitulêe: «Vom andern Ufer[2]». Gomme notre manière de voir n’a pas changê depuis, nous croyons devoir en extraire les passages suivants:
«C’est une pênible êpoque que la nôtre; tout, autour de nous, se dissout, tout s’agite dans un vertige, dans une fièvre maligne. Les plus noirs pressentiments se rêalisent avec une effrayante rapiditê…
Un homme libre qui refuse de se courber devant la force n’aura bientôt d’autre refuge en Europe que le pont d’un vaisseau faisant voile pour l’Amêrique.
Ne devons-nous pas nous poignarder à la manière de Caton parce que notre Rome succombe et que nous ne voyons rien, ou ne voulons rien voir hors de Rome?..
On sait pourtant ce que fit le penseur romain qui sentait profondêment toute l’amertume de son temps: accablê de tristesse et de dêsespoir, comprenant que le monde auquel il appartenait allait crouler — il jeta ses regards au-delà de l’horizon national et êcrivit un livre: De moribus Germanorum. Il eut raison, car l’avenir appartenait à ces peuplades barbares.
Nous ne prophêtisons rien, mais nous ne croyons pas non plus que les destins de l’humanitê soient clouês à l’Europe occidentale. Si l’Europe ne parvient pas à se relever parune transformation sociale, d’autres contrêes se transformeront; il y en a qui sont dêjà prêtes pour ce mouvement, d’autres s’y prêparent. L’une est connue, les Etats de l’Amêrique du Nord; l’autre est pleine de vigueur, mais aussi pleine de sauvagerie, on la connaît peu ou mal.
L’Europe entière, sur tous les tons, dans les parlements et dans les clubs, dans les rues et dans les journaux a rêpêtê le cri du Krakehler berlinois „Les Russes viennent, les Russes viennent!“ Et. en effet, non seulement ils viennent, mais ils sont venus, grâce à la maison de Habsbourg, et peut-être vont-ils s’avancer encore plus, grâce à la maison de Hohenzollern. Personne, cependant, ne sait au juste ce que sont ces Russes, ces barbares, ces Cosaques; l’Europe ne connaît ce peuple, que par une lutte dont il est sorti vainqueur. Cêsar connaissait mieux les Gaulois, que l’Europe moderne ne connaît la Russie. Tant qu’elle avait foi en elle-même, tant que l’avenir ne lui apparaissait que comme une suite de son dêveloppement, elle pouvait ne pas s’occuper d’autres peuples; — aujourd’hui les choses ont bien changê. Cette ignorance superbe ne sied plus à l’Europe.
Et chaque fois qu’elle reprochera aux Russes d'être esclaves, les Russes auront le droit de demander: „Et vous, êtes-vous libres?“
A dire vrai, le XVIIIe siècle accordait à la Russie une attention plus profonde et plus sêrieuse que ne le fait le XIXe, peut-être parce qu’il la redoutait moins.
Des hommes comme Muller, Schlosser, Ewers, Lêvesque, consacrèrent une partie de leur vie à l'êtude de l’histoire de la Russie, d’une manière tout aussi scientifique que s’en occupèrent, sous le rapport physique, Pallas et Gmelin. De leur côtê, des philosophes et des publicistes observaient avec curiositê le phênomène d’un gouvernement despotique et rêvolutionnaire à la fois. Ils voyaient que le trône, fondê par Pierre Ier, avait peu d’analogie avec les trônes fêodaux et traditionnels de l’Europe.
Les deux partages de la Pologne furent la première infamie qui souilla la Russie. L’Europe ne comprit pas toute la portêe de cet êvênement; car elle êtait alors distraite par d’autres soins. Elle assistait, respirant à peine, aux grands êvênements par lesquels s’annonèait dêjà la Rêvolution franèaise. L’impêratrice de Russie tendit naturellement sa main toute dêgoûtante de sang polonais à la rêaction. Elle lui offrit l'êpêe de Souvoroff, de ce bouclier fêroce de Prague. La campagne que Paul fit en Suisse et en Italie n’eut absolument aucun sens, elle ne pouvait que soulever l’opinion publique contre la Russie.
L’extravagante êpoque de ces guerres absurdes, que les Franèais nomment encore aujourd’hui la pêriode de leur gloire, finit avec leur invasion en Russie; ce fut une aberration de gênie, comme la campagne d’Egypte. Il plut à Bonaparte de se montrer à l’univers, debout sur un monceau de cadavres. A l’ostentation des Pyramides, il voulut ajouter celle de Moscou et du Kremlin. Cette fois il ne rêussit pas; il souleva contre lui tout un peuple qui saisit rêsolument les armes, traversa l’Europe derrière lui, et prit Paris.
Le sort de cette partie du monde fut, pendant quelques mois, entre les mains de l’empereur Alexandre, mais il ne sut profiter ni de sa victoire, ni de sa position; il plaèa la Russie sous le même drapeau que l’Autriche, comme si entre cet empire pourri et mourant et le jeune Etat qui venait d’apparaître dans sa splendeur, il y eût quelque chose de commun, comme si le reprêsentant le plus ênergique du monde slave pût avoir les mêmes intêrêts que l’oppresseur le plus ardent des Slaves.
Par cette monstrueuse alliance avec la rêaction europêenne, la Russie, à peine grandie par ses victoires, fut abaissêe aux yeux de tous les hommes pensants. Ils secouèrent tristement la tête en voyant cette contrêe qui venait, pour la première fois, de prouver sa force, offrir aussitôt après sa main et son aide à tout ce qui êtait rêtrograde et conservateur, et cela, contrairement même à ses propres intêrêts.
Il ne manquait que la lutte atroce de la Pologne pour soulever dêcidêment toutes les nations contre la Russie. Lorsque les nobles et malheureux restes de la Rêvolution polonaise, errant par toute l’Europe, y rêpandirent la nouvelle des horribles cruautês des vainqueurs, il s'êleva de toutes parts, dans toutes les langues europêennes, un êclatant anathème contre la Russie. La colère des Peuples êtait juste…
Rougissant de notre faiblesse et de notre impuissance, nous comprenions ce que notre gouvernement venait d’accomplir par nos mains, et nos cœurs saignaient de douleur, et nos yeux s’emplissaient de larmes amères.
Chaque fois que nous rencontrions un Polonais, nous n’avions pas le courage de lever sur lui nos regards. Et cependant je ne sais s’il est juste d’accuser tout un peuple et de le rendre seul responsable de ce qu’a fait son gouvernement.
L’Autriche et la Prusse n’y ont-elles pas aidê? La France, dont la fausse amitiê a causê à la Pologne autant de mal que la haine dêclarêe d’autres peuples, n’a-t-elle donc pas, dans le même temps, par tous les moyens, mendiê la faveur de la cour de Pê-tersbourg; l’Allemagne, alors dêjà, n'êtait-elle pas volontairement, à l'êgard de la Russie, dans la situation où se trouvent aujourd’hui forcêment la Moldavie et la Valachie; n'êtait-elle pas alors comme maintenant gouvernêe par les chargês d’affaires de la Russie et par ce proconsul du tzar qui porte le titre de roi de Prusse?
L’Angleterre seule se maintint noblement sur le pied d’une amicale indêpendance; mais l’Angleterre ne fit rien non plus pour les Polonais; elle songeait peut-être à ses propres torts envers l’Irlande. Le gouvernement russe n’en mêrite pas moins de haine et de reproches; je prêtends seulement faire aussi retomber cette haine sur tous les autres gouvernements, car on ne doit pas les sêparer l’un de l’autre;.ce ne sont que les variations d’un même thème.
Les derniers êvênements nous ont beaucoup appris; l’ordre rêtabli en Pologne et la prise de Varsovie sont relêguês à l’ar-rière-plan, depuis que l’ordre règne à Paris et que Rome est prise; depuis qu’un prince prussien prêside aux fusillades, et que la vieille Autriche, dans le sang jusqu’aux genoux, essaie d’y rajeunir ses membres paralysês.
C’est une honte en l’an 1849, après avoir perdu tout ce qu’on avait espêrê, tout ce qu’on avait acquis, à côtê des cadavres de ceux que l’on a fusillês, êtranglês, à côtê de ceux qu’on a jetês dans les fers, dêportês sans jugement; à l’aspect de ces malheureux chassês de contrêe en contrêe, à qui on donne l’hospitalitê, comme aux Juifs du moyen âge, à qui l’on jette, comme aux chiens, un morceau de pain, pour les obliger de continuer leur chemin — en l’an 1849, c’est une honte de ne reconnaître le tzarisme que sous le 59 degrê de latitude borêale. Injuriez tant qu’il vous plaira et accablez de reproches l’absolutisme de Pêtersbourg et la triste persêvêrance de notre rêsignation; mais injuriez le despotisme partout et reconnaissez-le sous quelque forme qu’il se prêsente. L’illusion optique, au moyen de laquelle on donnait à l’esclavage l’aspect de la libertê s’est êvanouie.
Encore une fois: s’il est horrible de vivre en Russie, il est tout aussi horrible de vivre en Europe. Pourquoi ai-je donc quittê la Russie? Pour rêpondre à cette question, je traduirai quelques paroles de ma lettre d’adieux à mes amis:
,,Ne vous y trompez pas! Je n’ai trouvê ici ni joie, ni distractions, ni repos, ni sêcuritê personnelle; je ne puis même imaginer que personne aujourd’hui puisse trouver en Europe ni repos ni joie.
Je ne crois ici à rien qu’au mouvement; je ne plains rien que les victimes; je n’aime rien que ce que l’on persêcute; et je n’estime rien que ce que l’on supplicie, et cependant je reste. Je reste pour souffrir doublement de notre douleur et de celle que je trouve ici, peut-être pour succomber dans la dissolution gênêrale. Je reste, parce qu’ici la lutte est ouverte, parce qu’ici elle a une voix.
Malheur à celui qui est vaincu ici! Mais il ne succombe pas sans avoir fait entendre sa voix, sans avoir êprouvê sa force dans le combat; et c’est à cause de cette voix, à cause de cette lutte ouverte, à cause de cette publicitê, que je reste».
Voilà ce que j'êcrivais le 1er mars 1849. Les choses, depuis lors, ont bien changê. Le privilège de se faire entendre et de combattre publiquement s’amoindrit chaque jour davantage, l’Europe chaque jour davantage devient semblable à Pêtersbourg; il y a même des contrêes qui ressemblent plus à Pêtersbourg que la Russie même.
Et si l’on en vient, en Europe aussi, à nous mettre un bâillon sur la bouche, et que l’oppression ne nous permette pas même de maudire, à haute voix, nos oppresseurs, nous nous en irons alors «n Amêrique, sacrifiant tout à la dignitê de l’homme et à la libertê de la parole».
II
правитьL’histoire russe n’est que l’embryogênie d’un Etat slave; la Russie n’a fait que s’organiser. Tout le passê de ce pays, depuis le IXe siècle, doit être considêrê comme l’acheminement vers un avenir inconnu, qui commence à poindre.
La vêritable histoire russe ne date que de 1812 — antêrieurement il n’y avait que l’introduction.
Les forces essentielles du peuple russe n’ont jamais êtê effectivement absorbêes par son dêveloppement, comme l’ont êtê celles des peuples germano-romains.
Au IXe siècle, ce pays se prêsente comme un Etat organisê d’une toute autre manière que les Etats d’Occident. Le gros de la population appartenait à une race homogène, dissêminêe sur un territoire très vaste et très peu habitê. La distinction qu’on trouve partout ailleurs entre la race conquêrante et les races conquises ne s’y rencontrait point. Les peuplades faibles et infortunêes des Finnois, clairsemêes et comme perdues parmi les Slaves, vêgêtaient hors de tout mouvement, dans une soumission passive, ou dans une sauvage indêpendance; elles êtaient de nulle importance pour l’histoire russe. Les Normands (Varègues), qui dotèrent la Russie de la race princière qui y rêgna, sans interruption, jusqu'à la fin du XVIe siècle, êtaient plus organisateurs que conquêrants. Appelês par les Novgorodiens, ils s’emparèrent du pouvoir et retendirent bientôt jusqu'à Kiev[3].
Les princes varègues et leurs compagnons perdirent à la fin de quelques gênêrations le caractère de leur nationalitê, et s& confondirent avec les Slaves, après avoir imprimê toutefois une impulsion active et une nouvelle vie à toutes les parties de cet Etat à peine organisê.
Le caractère slave prêsente quelque chose de fêminin; cette race intelligente, forte, remplie de dispositions variêes, manque d’initiative et d'ênergie. On dirait, que la nature slave, ne se suffisant pas à elle-même, attend un choc qui la rêveille. Le premier pas lui coûte toujours, mais la moindre impulsion met chez lui en jeu une force de dêveloppement extraordinaire. Le rôle des Normands a êtê pareil à celui qu’a rempli plus tard Pierre le Grand, par la civilisation occidentale.
La population êtait partagêe en petites communes ruralesr les villes êtaient rares et ne se distinguaient en rien des villages, exceptê par leur plus grande êtendue et par l’enceinte en bois qui les entourait (le mot russe gorod, ville, provient de gorodite, enclore). Chaque commune reprêsentait, pour ainsi dire, la descendance d’une famille qui possêdait ses biens sans partage individuel, en commun, sous l’autoritê patriarcale exercêe par un des chefs de famille reconnu pour l’ancien. Ce rêgime tout monarchique êtait corrigê par l’autoritê de tout le monde (vess mir), c’est-à-dire par l’unanimitê des habitants. Et, comme l’organisation sociale des villes êtait la même que celle des campagnes, il est êvident que le pouvoir princier êtait contrebalancê par la rêunion gênêrale des citadins (vêtchê).
Il n’y avait aucune distinction entre les droits des citadins et ceux des paysans. En gênêral, nous ne rencontrons dans la vieille Russie aucune classe distincte, privilêgiêe, isolêe. Il n’y avait que le peuple et une race, ou plutôt une famille princière, souveraine, la descendance de Rurik le Varègue, qui êtait complètement distincte du peuple. Les membres de la famille princière partageaient entre eux toute la Russie, selon l’anciennetê gênêalogique des branches auxquelles ils appartenaient et leur propre anciennetê. L’Etat êtait divisê en apanages, qui n’avaient rien de fixe et qui êtaient gouvernês chacun par son prince sous la suprêmatie du plus ancien de la famille, qui s’appelait grand prince et avait pour apanage Kiev, plus tard Vladimir et Moscou. Le pouvoir du grand prince sur les autres princes êtait très restreint. Ceux-ci reconnaissaient la suprêmatie de Kiev, mais il n’y avait presque aucune dêpendance rêelle, aucune centralisation administrative. Les apanages n'êtaient point envisagês comme des propriêtês individuelles des princes, ils ne. pouvaient l'être, car les princes passaient souvent d’un apanage à un autre, en rêunissaient plusieurs à la fois, par voie d’hêritage, ou bien faisaient de leur lot autant de parts qu’ils avaient de fils et d’hêritiers mâles; ou bien encore ils devenaient grands princes selon l’anciennetê (ce n'êtait pas le fils aînê qui succêdait au grand prince, mais le frère de celui-ci). On peut s’imaginer, sans peine, à quelles luttes sanglantes, à quelles contestations êternelles donnait lieu une hêrêditê si compliquêe. Les guerres entre le grand prince et les princes apanages n’ont pas discontinuê jusqu'à l'êtablissement de la centralisation moscovite.
Nous trouvons autour des princes un cercle très restreint de leurs compagnons d’armes, amis ou dignitaires, qui forme quelque chose dans le genre d’une aristocratie très difficile à caractêriser, parce qu’elle n’avait rien de dêfini ou de bien prononcê. Le titre de boyard êtait honoraire, il ne donnait aucun droit positif et n'êtait pas même hêrêditaire. Les autres titres ne reprêsentaient que des fonctions, en sorte que l'êchelle des dignitês aboutissait imperceptiblement à la grande classe des paysans. Aussi toute cette couche supêrieure de la sociêtê fut-elle recrutêe par le peuple; les descendants des guerriers varègues, qui vinrent avec Rurik, apportèrent, à ce qu’il paraît, l’idêe d’une institution aristocratique, mais l’esprit slave la mutila selon ses notions patriarcales et dêmocratiques. La drougina, espèce de garde permanente du prince, êtait trop peu nombreuse pour former une classe à part. Le pouvoir princier êtait bien loin d'être illimitê comme il le fut plus tard à Moscou. Le prince n'êtait en rêalitê que l’ancien d’un grand nombre de villes et de villages, qu’il gouvernait conjointement avec les rêunions gênêrales, mais il avait l’immense avantage de ne pas être êlectif et de partager les droits souverains de la famille a laquelle il appartenait. En outre, 18 grand prince êtait le grand juge du pays, le pouvoir judiciaire n'êtait pas sêparê du pouvoir exêcutif. Cette fêdêralisation êtrange dont l’unitê s’exprimait par l’unitê de la race rêgnante et ne se perdait point dans la divisibilitê des parties et le manque de centralisation, cette fêdêralisation, avec sa population homogène sans classes, sans distinctions entre les villes et villages, avec ses propriêtês territoriales sous le rêgime communiste, ne ressemble en rien aux autres Etats de la même êpoque. Mais si cet Etat diffêrait si essentiellement des autres Etats de l’Europe, on n’est point autorisê à supposer qu’il leur fût infêrieur avant le XIVe siècle. Le peuple russe d’alors êtait plus libre que les peuples de l’Occident fêodal. D’autre part, cet Etat slave ne ressemblait pas non plus aux Etats asiatiques, ses voisins. S’il y entrait quelques êlêments orientaux, le caractère europêen dominait. La langue slave appartient, sans aucune contestation, aux langues indo-europêennes et non pas aux langues indo-asiatiques; en outre, les Slaves n’ont ni ces êlans soudains qui rêveil-lent le fanatisme des populations entières, ni cette apathie qui prolonge la même existence sociale au travers des siècles entiers et de gênêrations en gênêrations. Si l’indêpendance individuelle est aussi peu dêveloppêe chez les peuples slaves que chez les peuples d’Orient, il y a cependant cette diffêrence à êtablir, que l’individu slave a êtê absorbê par la commune, dont il êtait un membre actif, tandis que l’individu de l’Orient a êtê absorbê par la race ou l'êtat auxquels il n’avait qu’une participation passive.
La Russie paraissait asiatique, vue de l’Europe, europêenne, vue de l’Asie; et ce dualisme convenait parfaitement à son caractère et à sa destinêe, qui consiste entre autres à devenir le grand caravansêrail de la civilisation entre l’Europe et l’Asie.
La religion même continua cette double influence. Le christianisme est europêen, c’est la religion de l’Occident; la Russie en l’acceptant s'êloignait de l’Asie, mais le christianisme qu’elle adopta fut oriental: il venait de Byzance.
Le caractère slavo-russe a une grande affinitê avec celui de tous les Slaves, en commenèant par les Illyriens et les Montênêgrins et en terminant par les Polonais avec lesquels les Russes luttaient si longtemps. Ce qui distingue le plus les Slavo-Russes (outre l’influence êtrangère qu’ont subie les diverses races slaves), c’est une tendance non interrompue, persêvêrante, à s’organiser en un Etat indêpendant et fort. Cette plasticitê sociale manquait plus ou moins aux autres races slaves, même aux Polonais. L’idêe de vouloir organiser et êtendre l’Etat, se rêveille du temps des premiers princes qui vinrent à Kiev, de même qu’après mille ans, elle se retrouve dans Nicolas. On la reconnaît dans l’idêe fixe de conquêrir Byzance et dans l’entraînement avec lequel le peuple s’est levê en masse (en 1612 et 1812), lorsqu’il a craint pour son indêpendance nationale. Instinct ou legs des Normands, ou tous les deux ensemble, c’est là un fait incontestable et la cause pour laquelle la Russie a êtê le seul pays slave qui se soit organisê avec une telle puissance. L’influence êtrangère même a aidê de diverses manières à ce dêveloppement, en facilitant la centralisation et en prêtant au gouvernement les moyens qu’il n’avait pas.
Le premier êlêment êtranger, après l'êlêment normand, que nous voyons se mêlera la nationalitê russe, fut l'êlêment byzantin. Tandis que les successeurs de Sviatoslaf ne rêvaient que la conquête de la Rome orientale, celle-ci entreprit et accomplit leur soumission spirituelle. La conversion de la Russie à l’orthodoxie grecque est un de ces êvênements graves, dont les suites ne peuvent être calculêes, qui se dêveloppent durant des siècles, et changent parfois la face du monde. Il n’y a pas de doute qu’un demi-siècle ou un siècle plus tard, le catholicisme n’eût pênêtrê en Russie et n’en eût fait une seconde Croatie ou une seconde Bohême.
L’acquisition de la Russie fut une immense victoire pour l’empire expirant à Byzance et pour l'êglise humiliêe par sa rivale. Le clergê de Constantinople, avec cette astuce qui le caractêrise, le comprit fort bien; il entourait ses princes de moines et dêsignait les chefs de la hiêrarchie clêricale. L’hêritier, le dê fenseur, le vengeur de tout ce que l'êglise grecque avait souffert ou avait à souffrir fut trouvê, non en Anatolie, non en Antioche, mais dans un peuple qui touchait d’un côtê à la Mer Noire et d’un autre à la Mer Blanche.
L’orthodoxie grecque forma un lien insêparable entre la Russie et Constantinople; elle affermit l’attraction naturelle des Slavo-Russes vers cette ville, et prêpara par sa conquête religieuse la conquête future de la mêtropole orientale par le seul peuple puissant qui professât l’orthodoxie grecque.
L'êglise se jeta aux pieds des princes russes, lorsque Mahomet II entra en vainqueur à Gonstantinople, et, depuis ce temps, le clergê ne cessa de leur montrer du doigt le croissant sur l'êglise de Sainte-Sophie. M. Fallmerayer raconte dans ses Fragments de l’Orient, comme le clergê grec êtait êlectrisê, lorsqu’on entendait la canonnade de Paskêvitch à Trêbisonde, et comme les moines d’Haygyon-Horos et d’Athos attendaient leur libêrateur orthodoxe. La domination turque aura êtê beaucoup plus favorable que contraire au dênoûment que nous prêvoyons. L’Europe catholique n’aurait pas laissê le Bas-Empire en repos pendant les quatre derniers siècles. Une fois dêjà les Latins avaient rêgnê sur l’empire d’Orient. On aurait probablement relêguê les empereurs dans qeulque coin de l’Asie Mineure et converti la Grèce au catholicisme. La Russie d’alors n’aurait pu rien faire contre les empiêtements des Occidentaux; les Turcs ont donc sauvê, par leur conquête, Constantinople de la domination papale. Le joug des Osmanlis a êtê dur, impitoyable, sanguinaire au commencement; mais lorsqu’ils n’eurent plus rien à craindre, ils laissèrent les peuples conquis jouir en repos de leur religion, de leurs mœurs, et c’est ainsi que s'êcoulèrent les quatre derniers siècles. La Russie devint virile depuis ce temps, l’Europe vieillit, et la Sublime-Porte elle-même a dêjà subi l'êmancipation de la Morêe et un sultan rêformateur.
A l’influence byzantine se joignit bientôt une influence encore plus êtrangère à l’esprit occidental, l’influence mongole. Les Tartares passèrent sur la Russie comme une nuêe de sauterelles, comme un ouragan dêmolissant tout ce qu’il rencontrait sur son chemin. Ils saccageaient les villes, brûlaient les villages, s’entre-pillaient les uns les autres, et, après toutes ces horreurs, ils disparaissaient derrière les bords de la Mer Caspienne, en envoyant de temps à autre des hordes fêroces pour rappeler leur domination à la mêmoire des peuples conquis. Quant à l’organisation intêrieure de l’Etat, à son administration et à son gouvernement, ces conquêrants nomades n’y touchaient pas. Non seulement ils laissaient une pleine libertê à l’exercice de la religion grecque, mais ils bornaient leur domination sur les princes russes à exiger d’eux de venir chercher leur investiture chez les khans, de reconnaître leur souverainetê, et de payer l’impôt prescrit. Le joug mongol nêanmoins porta un coup terrible au pays: le fait matêriel des dêvastations renouvelêes à plusieurs reprises avait extênuê le peuple, il flêchit sous une misère accablante. Il dêsertait les villages, errait dans les bois, il n’y avait plus de sêcuritê pour les habitants; les charges s’accrurent de l’impôt que venaient percevoir, au moindre retard, des Baskaks avec des pleins pouvoirs et des milliers de Tartares et de Kalmouks. C’est à partir de ces temps nêfastes, qui durèrent près de deux siècles, que la Russie se laissa devancer par l’Europe. Le peuple persêcutê, ruinê, toujours intimidê, acquit l’astuce et la servilitê des opprimês; l’esprit public s’avilit. L’unitê même de l’Etat êtait prête à se rompre, de grandes crevasses se faissaient de tous côtês: le sud de la Russie commenèait de plus en plus à se dêtacher de la Russie centrale, une partie penchait vers la Pologne, une autre êtait sous la domination des Lithuaniens. Les grands princes de Moscou ne s’inquiètent plus de Kiev. L’Ukraine se couvre de Cosaques indêpendants, de ces hordes armêes formant des rêpubliques militaires, se recrutant de dêserteurs et d'êmi-grants de toutes les parties de la Russie, qui ne reconnaissaient aucune souverainetê. Novgorod et Pskov, protêgês des Mongols par les distances et les marais, cherchaient à se rendre indêpendants de la Russie centrale ou à la dominer. Au centre de l’Etat, dans la partie la plus dêvastêe, on voyait une nouvelle ville, sans autoritê, sans nom populaire, lever la tête avec la prêtention orgueilleuse au titre de la capitale de la Russie. Il semblait que cette ville, perdue au fond des bois de sapin, n’avait aucun avenir, mais ce fut là justement que se noua le nœud central de la vie russe.
Le pouvoir des grands princes changea de caractère dès qu’ils eurent quittê Kiev. A Vladimir, ils devinrent plus absolus. Les princes commencèrent à considêrer leur apanage comme leur propriêtê, ils se crurent inamovibles, hêrêditaires. A Moscou, les princes changèrent l’ordre de la succession, ce ne fut plus le frère .aînê, mais le fils aînê qui succêda. Ils diminuèrent de plus en plus les apanages des autres membres de la famille. L'êlêment populaire ne pouvait être fort dans une ville jeune, sans traditions, sans coutumes. C’est là ce qui attachait le plus les princes à Moscou. L’idêe d’une rêunion de toutes les parties de l’Etat fut la pensêe-dirigeante de tous les princes de Moscou, depuis Ivan Kalita, type du souverain de cette êpoque, politique, fourbe, astucieux, adroit, cherchant à s’assurer la protection des Mongols par la plus grande-soumission, et en même temps s’emparant de tout et profitant, de tout ce qui pouvait accroître sa puissance. Moscou progressait avec une cêlêritê inouïe. Aux persêvêrances de ses princes se joignit sa position gêographique. Moscou fut le vêritable centre-de la Grande-Russie, ayant en son pouvoir, à de petites distances de cent cinquante à deux cents kilomètres, les villes de Tver, Vladimir, Iaroslaf, Riazan, Kalouga, Orel, et dans une pêriphêrie un peu plus êtendue, Novgorod, Kostroma, Voronèje, Koursk, Smolensk, Pskov et Kiev.
La nêcessitê d’une centralisation êtait êvidente; sans elle on ne pouvait ni secouer le joug mongol, ni sauver l’unitê de l’Etat. Nous ne croyons pas cependant que l’absolutisme moscovite ait êtê le seul moyen de salut pour la Russie.
Nous n’ignorons pas quelle place pitoyable occupent les hypothèses dans l’histoire, mais nous ne voyons pas de motif pour rejeter sans examen toutes les probabilitês en se renfermant dans les faits accomplis. Nous n’admettons nullement ce fatalisme qui voit une nêcessitê absolue dans les êvênements, idêe abstraite, thêorique, que la philosophie spêculative a importêe dans l’histoire comme dans la nature. Ce qui a êtê, a certainement eu des raisons d'être, mais cela ne veut nullement dire que toutes les autres combinaisons aient êtê impossibles; elles le sont devenues par la rêalisation de la chance la plus probable, c’est là tout ce qu’on peut admettre. L’histoire est beaucoup moins fixe qu’on, ne le pense ordinairement.
Au XVe, même au commencement du XVIe siècle, il y avait encore dans la marche des êvênements en Russie une fluctuation telle qu’il n'êtait point dêcidê lequel des deux principes formant la vie populaire et politique aurait le dessus: le prince ou la commune, Moscou ou Novgorod. Novgorod, libre du joug mongol, grande et forte, mettant toujours les droits des communes au-dessus des droits des princes, citê habituêe à se croire souveraine, mêtropole ayant de vastes ramifications coloniales en Russie, Novgorod êtait riche par le commerce actif qu’elle entretenait avec les villes ansêatiques. Moscou, fidèle fief de ses princes, s'êlevant sur les ruines des anciennes villes par la grâce des Mongols, ayant une nationalitê exclusive, n’ayant jamais connu la vêritable libertê communale de la pêriode de Kiev, Moscou l’emporta; mais Novgorod aussi a eu des chances pour elle, ce qui explique la lutte acharnêe entre ces deux villes et les cruautês exercêes à Novgorod par Jean le Terrible. La Russie pouvait être sauvêe par le dêveloppement des institutions communales ou par l’absolutisme d’un seul. Les êvênements prononcèrent en faveur de l’absolutisme, la Russie fut sauvêe; elle est devenue forte, grande; mais à quel prix? C’est le pays le plus malheureux du globe, le plus asservi; Moscou a sauvê la Russie, en êtouffant tout ce qu’il y avait de libre dans la vie russe.
Les grands princes de Moscou êchangèrent leur titre contre celui de Tzars de toutes les Russies. L’humble titre de grand prince ne leur suffit plus, il leur rappelait trop l'êpoque de Kiev et les vêtchês. Vers le même temps, le dernier empereur de By-.zance tomba percê de coups, sous les murs de Gonstantinople. Ivan III êpousa Sophie Palêologue; l’aigle à deux têtes, chassê de Gonstantinople, apparut sur le pavillon des tzars moscovites. Les moines grecs prophêtisaient dans tout l’Orient chrêtien que la vengeance n'êtait pas loin et qu’elle viendrait du Nord: le clergê byzantin craignait comme le plus grand malheur, de voir les Latins venir à leur secours, et n’avait d’espoir qu’en l’aide des tzars. Ce fut alors qu’il commenèa avec une nouvelle ardeur, à byzantiniser le gouvernement. Le clergê devait nêcessairement dêsirer organiser la Russie selon la manière des Comnène et des Palêologue, d’en faire un empire muet, obêissant à une foi aveugle, dênuê de lumières, et au-dessus duquel planerait un tzar divinisê, mais bridê par la puissance clêricale.
Remis peu à peu des ravages des Mongols, le peuple russe se trouva face à face avec le tzar, avec une monarchie illimitêe, devenue accablante par le poids qu’elle avait acquise l’ombre du khanat. Le tzar avait dêjà rêuni une grande partie des apanages et les avait incorporês au domaine de Moscou. Il êtait devenu beaucoup plus puissant que les autres princes rêunis et le peuple des villes. S’il trouvait des rebelles, il les soumettait, princes ou villes, avec une fêrocitê sanguinaire. Novgorod tint bon, mais elle finit par succomber; la grande cloche qui appelait le peuple sur la place publique, la cloche dite des vêtchês fut transportêe comme un trophêe à Moscou, cette ville qui naguère encore avait êtê mêprisêe des Novgorodiens. Les ambassadeurs de Novgorod dirent à Ivan III: «Tu nous ordonnes de nous conformer aux lois de Moscou, mais nous ne connaissons pas les lois de Moscou, apprends-nous à les connaître». Ivan IV n’oublia pas cette ironie. Après le sac de Novgorod, après la prise de Pskov, après l’asservissement de Tver, les autres villes ne purent même pas penser à une rêsistance sêrieuse, d’autant plus qu’elles avaient beaucoup souffert des invasions soit des Mongols, soit des Polonais ou des Lithuaniens. Les vêtchês s'êteignaient les uns après les autres, un silence profond gagnait tout l’Etat, les tzars devenaient autocrates, omnipotents… ;
Le byzantinisme inoculê par le clergê au pouvoir restait pourtant plus à la surface qu’il ne dêpravait le fond de la nation. Il n'êtait en rapport ni avec le caractère national, ni même avec le gouvernement.Le byzantinisme, c’est la vieillesse, la fatigue, la rêsignation de l’agonie; le peuple russe êtait ruinê, abaissê, il n’avait pas assez d'ênergie pour se relever, mais il êtait jeune, et, en rêalitê, il n’y avait pas en lui de dêsespoir, il avait plutôt dêsertê le champ de bataille qu’il n’avait êtê vaincu; perdant ses droits dans les villes, il les conservait au sein des communes rurales. Comment pouvait-il donc descendre vivant au cercueil, comme l’a fait Charles V, et se borner aux funêrailles pompeuses et solennelles d’après le rite byzantinl
Ceci est tellement vrai, que chaque individualitê ênergique qui occupa le trône de Moscou, s’efforèa de rompre le cercle êtroit de formalisme dans lequel se trouvait placê son pouvoir. Ivan IV, Boris Godounoff, le pseudo-Dêmêtrius travaillèrent, avant Pierre Ier, à changer l’atmosphère soporifique et lourde du palais de Kremlin; ils suffoquaient eux-mêmes. Ils voyaient que, sous ee rêgime de formalitês puêriles et d’esclavage rêel, le pays se dêmoralisait de plus en plus, que rien ne progressait, que l’administration provinciale devenait toujours plus onêreuse pour les sujets, sans aucun profit pour l’Etat. Ils voyaient que les prières du patriarche de Moscou et les images miraculeuses venant du mont Athos ne suffisaient pas pour les tirer de cet êtat de torpeur prêcoce.
Ivan le Terrible osa appeler à son aide les institutions communales; il rêdigea son code dans le sens des anciennes franchises: il laissa la perception des impôts et toute l’administration des provinces à des fonctionnaires êlectifs, il agrandit les attributions du jury en lui soumettant les procès criminels, et en exigeant son assentiment pour tout emprisonnement. Il voulut même abolir la charge des intendants des provinces et laisser à celles-ci pleine libertê de se gouverner elles-mêmes, sous la direction d’une chambre ad hoc. Cependant la libertê communale frappêe par ses prêdêcesseurs ne renaissait pas à l’invitation d’un tzar omnipotent et fêroce. Tous ses projets furent contrecarrês et sont restês stêriles; telle a êtê vers la fin du XVIe siècle la dêsorganisation et l’apathie gênêrale. Furieux de dêsespoir, Ivan multiplia ses exêcutions d’une cruautê raffinêe, par haine et par dêgoût. — «Je ne suis pas Russe, je suis Allemand», a-t-il dit un jour à son orfèvre d’origine êtrangère.
Boris Godounoff pensa sêrieusement à se rapprocher de l’Europe, à introduire les arts et les sciences de l’Occident, à êtablir des êcoles; mais, sous ce dernier rapport, il trouva une opposition dêcidêe de la part du clergê. Celui-ci se soumettait à tout, mais il craignait les lumières qui n’avaient point leur source dans l’orthodoxie. Il n'êtait pas facile aussi de faire venir des êtrangers, attendu que les peuples baltiques leur barraient la route. On eût dit que, pressentant l’asservissement actuel de leurs descendants par la Russie, ils interceptassent chaque rayon de lumière venant d’Occident en Moscovie.
Ce que Boris n’a osê faire, le faux Dêmêtrius le tenta. Homme instruit, civilisê, chevaleresque, il obtint le trône par une guerre civile, faite au nom de la lêgitimitê et soutenue par la Pologne et les Cosaques. Dêmêtrius attaqua plus directement que son prêdêcesseur les anciennes coutumes et les mœurs stationnaires de la Russie. Il ne cachait ni ses plans de rêforme, ni ses prêdilections pour les mœurs polonaises et l'êglise romaine.
Le peuple de Moscou, soulevê par des boyards rebelles au nom de l’orthodoxie et de la nationalitê en danger, envahit le palais, massacra le jeune tzar, profana son cadavre, le brûla, et, après avoir bourrê un canon de ses cendres, les dispersa au vent.
La fermentation, surexcitêe par ces êvênements, rêpandit une activitê fêbrile dans tout l’Etat. La Russie s’agita de Kazan jusqu'à la Neva et la Pologne… Etait-ce un effort instinctif du, peuple pour se constituer d’une autre manière, ou bien la dernière convulsion du dêsespoir, après laquelle il devint passif et laissa faire, jusqu'à nos jours, le gouvernement?..
La confusion, l’irritation furent grandes, le sang coula partout. Après la mort du pseudo-Dêmêtrius, on produisit un second2 prêtendant, puis un troisième… L’un d’eux se tenait à quelques lieues de Moscou, dans un camp retranchê, entourê de corps-francs russes, de Polonais et de Cosaques. Les provinces s’armaient, les unes pour aller au secours de Moscou, les autres pour aider aux prêtendants; le palais du Kremlin restait vide, il n’y avait pas de tzar, pas même de gouvernement rêgulier. Le roi Sigismond de Pologne voulait imposer à la Russie son fils Vla-dislaf; une armêe suêdoise occupait le Nord de la Russie et voulait faire monter un de ses princes sur le trône russe; le peuple opta pour les princes Chouïski, tandis que les provinces ne voulaient pas en entendre parler. L’interrègne, la guerre civile, la guerre avec les Polonais, les Cosaques et les Suêdois, l’absence de tout gouvernement durèrent quatre ans. Les dernières forces du peuple furent êpuisêes dans la dêfense de l’indêpendance politique, aucun sacrifice ne lui coûta. Le boucher de Nijnif Minine et le prince Pojarski sauvèrent la patrie, mais ils ne la sauvèrent que des êtrangers. Le peuple, las de troubles, de prêtendants, de guerre, de pillage, voulait le repos à tout prix. Ce fut alors qu’on fit une êlection hâtive, en dehors de toute lêga litê, sans consulter le peuple; on proclama le jeune Romanoil tzar de toutes les Russies. Le choix tomba sur lui, parce que, en vertu de son âge, il n’inspirait d’ombrage à aucun parti. Ce fut une êlection dictêe par la lassitude.
Le règne de Romanoff, avant Pierre Ier, fut la fleuraison du rêgime pseudo-byzantin; le peuple êtait comme mort, ou ne donnait des signes de vie qu’en formant des bandes de brigands qui parcouraient les rives de la Samara et de la Volga. Les rouages lourds d’une administration mal entendue êcrasaient le peuple;
ie gouvernement entrevoyait son incapacitê, faisait venir des êtrangers, ne pouvait se tirer d’affaires sans l’exemple de l’Europe, et, par une absurde contradiction, il continuait pourtant à se renfermer dans une nationalitê exclusive et professait une haine sauvage pour toute innovation.
Il faut lire les rêcits des mœurs moscovites de ce temps, faits par un diplomate russe, qui s’est rêfugiê, vers la fin du XVIIe siècle, à Stockholm, Kochikhine. On recule avec horreur devant l’asphyxie sociale de ce temps, devant ces mœurs qui n'êtaient qu’une parodie de mauvais goût du Bas-Empire. Les dîners, les processions, les vêpres, les messes, lès rêceptions d’ambassadeurs, les changements de costumes trois ou quatre fois par jour, formaient toute l’occupation des tzars. Autour d’eux se .rangeait une oligarchie sans dignitê, sans culture. Ces fiers aristocrates, vaniteux des fonctions qu’avaient occupêes leurs pères, êtaient fustigês dans les êcuries du tzar, même knoutês sur ïa place publique, sans en ressentir l’offense. Il n’y avait rien d’humain dans cette sociêtê ignorante, stupide et apathique. Il fallait nêcessairement sortir de cet êtat, ou pourrir avant d’avoir êtê mûr.
Mais comment en sortir, d’où attendre le salut? Certes, il ne pouvait venir du clergê, qui êtait alors à l’apogêe de sa grandeur et de son influence. Le peuple courbait la tête et se tenait à l'êcart; êtaient-ce donc ces boyards flagellês qui pouvaient lui indiquer le chemin? Evidemment non, mais lorsqu’une exigence se fait sentir, les moyens pour la rêaliser ne manquent jamais.
La rêvolution qui devait sauver la Russie sortit du sein même de la famille, jusque-là apathique, des Romanoff.
Avant d’aller plus loin, il nous faut aborder une des questions les plus embrouillêes de l’histoire russe: le dêveloppement du serrage. Aucune histoire, ni ancienne ni moderne, ne nous prêsente rien d’analogue à ce qui s’est produit en Russie, au XVIIe siècle, et à ce qui s’est êtabli dêfinitivement’au XVIIIe, par rapport aux paysans. Par une sêrie de simples mesures de police, par les empiêtements des seigneurs qui possêdaient des terres habitêes, par la tolêrance du gouvernement et par l’inertie des paysans, ceux-ci devinrent, de libres qu’ils êtaient, de plus en plus fermes à la terre (krepki), propriêtês insêparables du sol. Il semble que toutes les libertês de l'êtat naturel que les Slaves avaient conservêes devaient passer par le terrible creuset de l’absolutisme et de l’arbitraire, pour être reconquises par des souffrances et des rêvolutions.
La commune rurale êtait restêe intacte, pendant que les tzars minaient les franchises des villes et des campagnes. Son tour vint, mais ce ne fut point la commune, ce fut le paysan qu’on êcrasa. Nous rencontrons au commencement du XVIIe siècle une loi du tzar Godounoff qui règle et limite les droits du paysan de passer des terres d’un seigneur sur les terres d’un autre. Cette loi ne mettait même pas en doute les droits de migration, encore moins la libertê individuelle des paysans; elle ne fut motivêe que par des raisons êconomiques assez plausibles au point de vue gouvernemental. Les paysans abandonnaient les terres des pauvres propriêtaires et affluaient sur les terres des seigneurs-riches; les contrêes fertiles êtaient encombrêes, tandis que les-terrains stêriles manquaient de bras. Le tzar Godounoff, usurpateur adroit et dêtestê des grands seigneurs, flattait en outre par cette loi les petits propriêtaires. Tel a êtê le premier pas vers-le servage.
Bientôt, le même prince fit une autre loi à peine concevable; pour la rendre intelligible, il faut dire qu’anciennement le nombre des serfs en Russie êtait très restreint: c'êtaient ou des prisonniers de guerre ou des esclaves achetês en pays êtrangers (kholopi), ou enfin des hommes qui se vendaient eux-mêmes avec leurs descendants (kabalny ludi). Ces gens n’avaient rien de commun ni avec le paysan, ressortissant de la commune et cultivant la terre seigneuriale, ni avec les serviteurs libres des boyards. Ces derniers êtaient souvent renvoyês en grand nombre par les maîtres et allaient se rêpandre en mendiants ou voleurs de grande route,, ou bien, joignaient les brigands de la Volga et les Cosaques du* Don, ces receleurs de tous les vagabonds et de tous les gens ea guerre avec la sociêtê. Boris, toujours en garde, craignait cette masse mêcontente et affamêe; pour mettre fin à ces inconvênients et pour être sûr que ces hommes fussent nourris pendant la famine et ne se dispersassent pas, il dêcrêta que les domestiques qui resteraient un temps donnê chez leurs maîtres, seraient leurs serfs et ne pourraient ni les quitter, ni être renvoyês. C’est ainsi que des milliers d’hommes tombèrent dans l’esclavage presque sans s’en apercevoir. Les dêsertions et les fuites ne diminuèrent pas; il serait difficile de prêciser combien de soldats cette loi procura aux bandes de Dêmêtrius, de Gonsefski, de Jolkefski, du àetman des Zaporogues et de tous les condottieri qui dêvastaient la Russie au commencement du XVIIe siècle. Depuis le règne de Boris jusqu'à Catherine II, un mouvement sourd et sombre agita le peuple des campagnes, et la rêvolte de Pougatcheff est aujourd’hui encore vivante dans sa mêmoire.
Chaque seigneur rêpêta en petit le rôle du grand prince de Moscou, et, de même que les villes avaient perdu leurs libertês sparce qu’elles restaient dans le vague des usages, la commune "dans sa lutte avec le seigneur eut le dessous contre le principe "de l’autoritê et de l’individualisme, plus ênergique et plus êgoïste qu’elle. Le tzarisme, basê lui-même sur un pouvoir illimitê, devait nêcessairement protêger les attentats des seigneurs, en anêantissant les dêfenseurs naturels des paysans, les jurês, en soutenant le seigneur dans toutes ses contestations avec le paysan.Cependant la loi ne prêcisait et ne sanctionnait rien, il n’y avait qu’abus de la part du gouvernement et passivitê de la part du peuple.
Ce fut dans cet êtat de choses que le premier recensement ordonnê par Pierre Ier, en 1710, fournit un terrain lêgal à ces abus monstrueux, et ce fut lui, le civilisateur de la Russie, qui les sanctionna. Il serait difficile de dêterminer les raisons qui le firent agir de la sorte. Fut-ce une faute, une rancune ou bien un fait providentiel? Ainsi que Pierre Ier fut le reprêsentant du tzarisme et de la rêvolution, de même le seigneur devint le reprêsentant d’un pouvoir inique en même temps que le vêritable levain rêvolutionnaire. Pierre Ier a entraînê l’Etat dans le mouvement, et le seigneur entraînera directement ou indirectement la commune indolente et passive dans la rêvolution. Ce ferment sera dissous, sans nul doute, mais ce ne sera qu’après avoir consommê la perte de l’absolutisme. La commune, ce produit du sol, assoupit l’homme, absorbe son indêpendance, elle ne peut ni s’abriter du despotisme, ni êmanciper ses membres; pour se conserver, elle doit subir une rêvolution.
Toutes les libertês communales pêrissaient de fait devant l’individualitê prononcêe des tzars de Moscou, mais par bonheur, la lignêe des tzars aboutit à Pierre, qui fut le vêritable reprêsentant du principe rêvolutionnaire latent dans le peuple russe. Pierre Ier, ainsi que l’a dit un jeune historien, fut la première individualitê russe qui osât se poser d’une manière indêpendante. Un rôle semblable revient à la noblesse russe: elle reprêsente le principe individuel en regard de la commune, et partant, l’opposition à l’absolutisme.
Elle ne brisera pas la commune, elle l’opprimera jusqu'à ce qu’elle se soulève. La commune qui s’est maintenue à travers des siècles est indestructible. Pierre Ier, en dêtachant complètement la noblesse du peuple et en la dotant d’un pouvoir terrible à l'êgard des paysans, dêposa au fond de la vie populaire un antagonisme qui ne s’y trouvait point, ou qui ne s’y trouvait qu'à un faible degrê. Cet antagonisme aboutira à une rêvolution sociale, et il n’y a pas de Dieu au Palais d’hiver qui puisse dêtourner cette coupe de la destinêe de la Russie.
III
правитьLe dêsir de sortir de la situation lourde dans laquelle se trouvait l’Etat s’accroissait de plus en plus, lorsque, vers la fin du XVIIe siècle, il parut sur le trône des tzars un rêvolutionnaire audacieux douê d’un gênie vaste et d’une volontê inflexible.
Pierre Ier ne fut ni un tzar oriental ni un dynaste, ce fut un despote, à l’instar du Comitê de Salut public, despote en son propre nom et au nom d’une grande idêe, qui lui assurait une supêrioritê incontestable sur tout ce qui l’entourait. Il s’arracha au mystère dont s’entourait la personne du tzar, et jeta avec dêgoût loin de lui la dêfroque byzantine dont se paraient ses prêdêcesseurs. Pierre Ier ne pouvait se contenter du triste rôle d’un Dalaï-Lama chrêtien, ornê d'êtoffes dorêes et de pierres prêcieuses, qu’on montrait de loin au peuple, lorsqu’il se transportait avec gravitê de son palais à la cathêdrale de l’Assomption, et de la cathêdrale de l’Assomption à son palais. Pierre Ier paraît devant son peuple en simple mortel. On le voit, ouvrier infatigable, depuis le matin jusqu'à la nuit, en simple redingote militaire, donner des ordres et enseigner la manière dont il faut les exêcuter; il est marêchal ferrant et menuisier, ingênieur, architecte et pilote. On le voit partout sans suite, tout au plus avec un aide-de-camp, dominant la foule par sa taille. Pierre le Grand, comme nous l’avons dit, fut le premier individu êmancipê en Russie, et, par cela même, rêvolutionnaire couronnê.
Il soupèonnait ne pas être le fils du tzar Alexis. Un soir il demanda naïvement, au souper, au comte Iagoujinski s’il n'êtait pas son père? — «Je n’en sais rien, rêpondit Iagoujinski pressê par lui, la dêfunte tzarine avait tant d’amants!» Voilà pour la lêgitimitê. Quant aux intêrêts dynastiques, vous savez que Pierre se trouvant à Pruth, dans une position dêsespêrêe, êcrivit au sênat de choisir pour son successeur le plus digne, croyant son fils incapable de lui succêder. Il le fit juger et exêcuter ensuite dans la prison. Pierre Ier couronna impêratrice une cabaretiè-re, femme d’un soldat suêdois, devenue depuis la courtisane de son favori prince Mêncbikoff, ci-devant garèon pâtissier. Les circonstances au milieu desquelles le mêtropolitain Thêophane et le prince Mênchikoff proclamèrent la dernière volontê de Pierre Ier laissent beaucoup de doutes, mais le fait est que l’aventurière livonnienne qui parlait à peine le russe fut proclamêe, à sa mort, impêratrice — sans que personne songeât à contester ses droits.
Pierre Ier cachait à peine son indiffêrence ou son mêpris pour l'êglise grecque, qui devait nêcessairement partager la disgrâce de l’ancien ordre des choses. Il dêfendit de crêer de nouvelles reliques et interdit les miracles. Il remplaèa le patriarche par un synode à la nomination du gouvernement, et il y plaèa comme procureur de la couronne un officier de cavalerie. Le patriarche n’avait jamais eu des droits souverains et une position entièrement indêpendante du tzar, mais il imprimait une certaine unitê à l'êglise. Ce fut pour cela que Pierre Ier abattit son trône qui, habituellement, êtait placê à côtê de celui des tzars. Pourtant Pierre Ier ne fut rien moins que le chef de l'êglise, son pouvoir êtait tout à fait temporel. Ce fut même là le caractère distinctif qu’il imprima à l’impêrialisme de Pêtersbourg; son but, ses moyens êtaient pratiques, mondains, laïques, il ne sortait pas de l’actualitê, et, après avoir neutralisê l’action de l'êglise, il ne songea plus ni à l'êglise ni à la religion. Il avait d’autres fantaisies, il rêvait une Russie colossale, un Etat gigantesque qui pût êtendre ses branches jusqu’au fond de l’Asie, être maître de Constanti-nople et du sort de l’Europe.
En gênêral, l’Europe a une idêe exagêrêe de la puissance spirituelle des empereurs russes. Cette erreur a sa source, non dans l’histoire russe, mais dans les chroniques du Bas-Empire. L'êglise grecque avait toujours eu une soumission passive à l’Etat et faisait tout ce que le pouvoir voulait, mais le pouvoir, de son côtê, ne se mêlait jamais directement des intêrêts de la religion ou du clergê. L'êglise russe avait sa propre juridiction basêe sur le Nomocanon grec. Croit-on qu’il suffisait de se proclamer chef de l'êglise, à la place de son chef naturel, pour acquêrir un vêritable pouvoir religieux? S’il se fût agi des tzars de Moscou, d’un Ivan IV par exemple, qui avait en lui quelque chose de Constantin Copronime et de Henri VIII et s’occupait de l’exêgèse quand il n’avait personne à tuer, cette supposition aurait êtê encore admissible, mais les successeurs de Pierre le Grand, au nombre desquels il y eut quatre femmes, dont une seule fut russe, rendent cette opinion insoutenable. L’idêe de se faire chefs de l'êglise fut loin le leur pensêe, pendant un siècle entier. L’honneur de l’avoir exhumêe appartient à Paul Ier. Jaloux peut-être de Robespierre, il se fit faire, pour son couronnement, un habit moitiê de soldat et moitiê de prêtre, parla de sa suprêmatie spirituelle et voulut même officier dans la cathêdrale de Ka-zan; on le dêtourna cependant de ce ridicule. On sait que ce même Paul Ier, schismatique et mariê, obtint le titre de grand-maître de l’ordre de Malte, et l’on n’ignore guère qu’en tous points ce fut un demi-fou.
Pour rompre complètement avec l’ancienne Russie, Pierre Ier abandonna Moscou et le titre oriental de tzar, pour habiter un port de la Baltique où il prit le titre d’empereur. La pêriode de Pêtersbourg qui s’ouvrit ainsi ne fut pas la continuation de la monarchie historique, ce fut le commencement d’un despotisme jeune, actif, sans frein, prêt aux grandes choses comme aux grands crimes.
Il n’y eut qu’une seule pensêe qui reliât la pêriode de Pêtersbourg à celle de Moscou, — la pensêe d’agrandissement de l’Etat. Tout lui fut sacrifiê, la dignitê des souverains, le sang des sujets, la justice envers les voisins, le bien-être du pays entier. .. A part cette ressemblance, Pierre le Grand fut une protestation continuelle contre la vieille Russie. Nous l’avons vu, dans les questions dynastiques et religieuses, agissant en homme êmancipê; il se trouvait, par son genre de vie, dans une contradiction plus complète encore avec les mœurs du pays. Ami des plaisirs bruyants, il les êtalait au grand jour. Que de fois Pêtersbourg vit, dès l’aube du jour, son empereur sortant d’un repas copieux, sous l’influence du vin de Hongrie et de l’anisette, prendre un tambour et battre le rappel, au milieu de ses ministres plus ou moins chancelants sur leurs jambes. D’autres fois, on le voyait courir dans les rues avec des masques, costumê lui-même. Les vieux boyards, avec leur air grave et solennel, qui couvrait un abîme d’ignorance et de vanitê, regardaient avec horreur les fêtes que le tzar donnait aux marins anglais ou hollandais, où Sa Majestê orthodoxe se livrait sans frein à ses goûts d’orgie. Une pipe de terre cuite à la bouche, une cruche de bière à la main, il donnait le ton à ses convives et ne leur cêdait pas en jurons. L’indignation des boyards fut à son comble, lorsqu’il ordonna à leurs femmes et à leurs filles, enfermêes comme dans l’Orient, de prendre part à ces mêmes fêtes. Le rêvolutionnaire perèait dans Pierre Ier partout sous la pourpre impêriale. Tandis qu’un siècle après, Napolêon couvrait chaque annêe de quelque nouveau lambeau royal son origine bourgeoise, Pierre Ier se dêbarrassait chaque jour de quelque lambeau du tzarisme pour rester lui-même, avec sa grande pensêe appuyêe sur une volontê inflexible, sur la cruautê d’un terroriste.
La rêvolution opêrêe par Pierre Ier divisa la Russie en deux parties: d’un côtê restèrent les paysans des communes libres et seigneuriales, les paysans des villes et les petits bourgeois; c'êtait la vieille Russie, la Russie conservative, traditionnelle, communale, strictement orthodoxe ou bien schismatique, toujours religieuse, portant le costume national et n’ayant rien acceptê de la civilisation europêenne. Cette partie de la nation, comme cela arrive dans les rêvolutions victorieuses, êtait regardêe par le gouvernement comme malcontente, presque comme insurgêe. Elle êtait en disgrâce, suspendue, mise hors la loi et livrêe à la merci de l’autre partie de la nation. La nouvelle Russie se composait da la noblesse formêe par Pierre le Grand, de tous les descendants des boyards, de tous les employês civils, et enfin, de l’armêe. La prêcipitation avec laquelle ces diffêrentes classes se dêpouillèrent de leurs mœurs fut surprenante. Elles abdiquèrent leur passê sans aucune opposition; les strêlitz seuls tentèrent de rêsister. C’est là une preuve de la mobilitê du caractère russe, et, en même temps, de l’extrême opportunitê de la rêvolution de Pierre le Grand. On êtait enchantê de quitter les formes lourdes et accablantes du rêgime moscovite. D’où venait donc la rêcalcitrance du paysan russe? Les paysans forment la partie la moins progressiste de toutes les nations; en outre, les paysans russes des communes restaient hors du mouvement et des atteintes du gouvernement. La centralisation politique n'êtait pas soutenue par une centralisation administrative. Les mesures prises pour entraver la migration des paysans n’intêressaient que ceux d’entre eux qui êtaient êtablis sur les terres seigneuriales, ou plutôt la minoritê remuante qui se dêplaèait. La rêforme de Pierre se prêsenta à eux non seulement comme un attentat à leurs traditions et à leur manière de vivre, mais encore comme une immixtion de l’Etat dans leurs affaires, comme une tracasserie bureaucratique, comme une aggravation vague et indêfinie de leur servitude. Ils se rêsignèrent dès lors à cette opposition tacite et passive qui continue de nos jours, et qui est complètement justifiêe par les mesures prises contre le peuple par Pierre Ier et ses successeurs. Le village est restê en dehors de la rêforme; il est impossible d'être paysan russe lorsqu’on abandonne les anciennes mœurs; le paysan peut s’affranchir de la commune, devenir domestique ou employê du gouvernement, ou même noble, mais il doit dans tous ces cas et avant tout quitter la commune[4]. Le membre de la commune rurale ne peut être que paysan, et, comme tel, il doit porter la barbe et le costume national. Cela n’est rêglê par aucune loi, l’usage seul le veut ainsi et ne le rend que plus vivace. De cette faèon, les paysans restent purs de toute participation au gouvernement, ils sont gouvernês, mais ils n’ont rien sanctionnê par leur adhêsion. Ils voient de mauvais œil notre genre de vie, persistent dans leurs usages et sont en même temps plus religieux que nous par opposition à notre indiffêrence, et sectaires, par opposition à l'êglise officielle qui pactise avec la civilisation allemande.
C’est sous ce point de vue qu’on peut apprêcier toute l’importance des ordres de Pierre Ier prescrivant de raser la barbe et de se vêtir à l’allemande. La barbe et le costume forment une distinction tranchêe entre la Russie humiliêe sous un triple joug et sauvegardant sa nationalitê, et la Russie qui a acceptê la civilisation europêenne avec le despotisme impêrial. Entre l’homme à la barbe qui porte la chemise par-dessus la culotte, qui n’a rien de commun avec le gouvernement, et l’homme rasê, habillê à l’allemande, qui est êtranger à la commune, il n’y avait qu’un seul lien vivant, — le soldat. Le gouvernement s’en aperèut, et, craignant que le soldat ne redevînt paysan, il eut recours à des mesures terribles: il fixa un terme monstrueux au service — 22 ans au commencement de ce siècle, et 15 à 17 ans de nos jours. Sous prêtexte d'êlever les enfants de troupe, il crêa une vêritable caste de kchatrias indiens en les enchaînant à l'êtat militaire, et, comme si ce n'êtait pas assez, il obligea les vêtêrans, sous l’intimidation de graves peines, de raser la barbe et de ne jamais porter le costume national. Le peuple russe resta ainsi isolê et hors de tout mouvement, dans une expectative douloureuse; s’il ne pêrit pas, ce fut grâce à son naturel et à la commune, mais il n’a rien gagnê non plus. Aucune idêe politique n’a pênêtrê jusqu'à lui, mais il y a des intêrêts qui ne manqueront pas d’agiter la commune russe.
La question de l'êmancipation des serfs n’est pas comprise en Europe. On pense gênêralement qu’il ne s’agit que de la libertê individuelle, qui est d’une importance nulle sous le despotisme de Pêtersbourg, tandis qu’il s’agit d’affranchir les paysans avec la terre. Ce problème occupe le gouvernement qui ne fera rien, la noblesse qui n’osera rien faire, et le peuple qui est fatiguê, qui murmure et qui peut-être fera quelque chose.
En attendant, tout le mouvement intellectuel et politique s’est bornê à la noblesse. L’histoire de la Russie, depuis la rêforme de Pierre le Grand, à l’exception de l'êpisode de Pouga-tcheff et le rêveil du peuple en 1812, n’est que l’histoire du gouvernement russe et de la noblesse russe. Si l’on se faisait une idêe de la noblesse russe à l’analogie de l’aristocratie omnipotente de l’Angleterre ou de l’aristocratie mesquine de l’Allemagne, on n’arriverait jamais à s’expliquer ce qui se passe aujourd’hui en Russie.
Il ne faut pas perdre de vue que la noblesse organisêe par Pierre Ier n’est pas une caste close; au contraire, elle absorbe incessamment tout ce qui sort du sol dêmocratique, et se renouvelle par sa base. Le soldat, en obtenant le rang d’officier, devient noble hêrêditaire; un clerc, un scribe qui a êtê employê pendant quelques annêes par l'êtat, devient noble personnel; s’il obtient un grade plus êlevê, il acquiert la noblesse hêrêditaire. Le fils d’un paysan, affranchi de la commune ou du seigneur, après-avoir achevê ses êtudes dans un collège, est anobli. Un individu dêcorê, un artiste admis à l’Acadêmie, deviennent nobles. Il faut donc comprendre sous le nom de noblesse en Russie quiconque ne fait pas partie de la commune rurale ou municipale et qui est fonctionnaire public. Les droits et privilèges sont exactement les mêmes pour les descendants des princes mêdiatisês et des boyards, que pour les fils d’un employê subalterne investi de la noblesse hêrêditaire.
La noblesse russe est un êtat qui pèse sur un autre êtat, qui a êtê vaincu sans avoir combattu.
Il serait absurde de chercher une unitê quelconque dans une classe qui renferme, à partir des soldats, des clercs et des fils de prêtres jusqu'à des propriêtaires de centaines de mille paysans.
Mais passons aux temps qui suivirent le règne de Pierre Ier. L’anarchie gouvernementale la plus complète êclata après sa mort, et pendant vingt annêes le nouvel ordre des choses chancelait sur sa base, la main de fer de Pierre Ier une fois disparue; la tradition populaire êtait rompue, il n’y avait pas de foi dynastique. Le peuple, qui se soulevait pour le fils prêtendu de Jean IV, ne connaissait même pas de nom tous ces Romanoff de Braunschweig-Wolfenbûttel et de Holstein-Gottorp qui glissaient comme des ombres sur les marches du trône et disparaissaient dans les neiges de l’exil, au fond des cachots ou dans le sang…
La haute noblesse, qui n’avait aucun intêrêt gênêral, se servait des soldats de la garde impêriale pour perpêtuer ces rêvolutions de sêrail. Les soldats, de leur côtê, ne connaissaient d’autre morale que l’obêissance à celui qui avait la force en main, et cela seulement autant qu’il la conservait. L’idole une fois tombêe, êtait immêdiatement abandonnêe de tout le monde. Le progrès qu’a fait la corruption politique de ce temps surpasse tout ce qu’on peut imaginer. Le trône impêrial ressemblait au lit de Glêopâtre, un tas de grands seigneurs et une poignêe de janissaires conduisaient en triomphe un prince êtranger, une femme, un enfant, un parent êloignê de quelque parent de Pierre Ier, et rêlevaient au trône, l’adoraient et distribuaient des coups de knout à ceux qui trouvaient à y redire. Mais à peine l'êlu avait-il eu le temps de s’enivrer de toutes les jouissances d’un pouvoir exorbitant, que la vague suivante de dignitaires et de prêtoriens l’entraînait avec tout son entourage dans l’abîme. Les ministres et les gênêraux du jour allaient le lendemain, chargês de fers, sur la place d’exêcution, ou êtaient traînês en Sibêrie. Ces revers s’opêraient si vite que le marêchal Munikh qui avait exilê Biron le rejoignit, banni à son tour, au passage de la Volga, où Biron avait êtê retenu quelques jours par le dêbordement du fleuve. Dans cette bufera infernale qui emportait les personnes avec une telle vitesse qu’on n’avait seulement pas le temps de s’habituer à leurs traits, pour comble d’ironie, nous ne voyons se maintenir qu’un seul individu, ce fut le chef de la chancellerie secrète, Bestoujeff; cet honorable dignitaire a conservê son poste, nonobstant toutes les rêvolutions, et de cette manière, il a eu l’occasion de questionner, de torturer et d’exêcuter tous ses amis, tous ses bienfaiteurs et tous ses ennemis.
Peut-on croire après cela que le peuple ait vu dans ses chefs temporels des chefs de l'êglise orthodoxe?
Outre les intrigues politiques, il ne faut pas oublier que le ton licencieux, que Pierre Ier avait introduit et qui lui allait si bien, passa à la cour impêriale et se changea bientôt en dêvergondage crapuleux et en dêbauche brutale. Elisabeth, la fille de Pierre Ier, êtant encore grande-duchesse, passait des nuits en orgie avec les grenadiers de la garde et se promenait avec eux au Jardin d'êtê. Elle contracta, dans ce commerce, l’habitude des boissons fortes au point que, devenue impêratrice, elle se grisait tous les jours. Les affaires les plus importantes s’arrêtaient, les ambassadeurs ne pouvaient obtenir d’audience pendant des semaines entières où elle n’avait pas de moment lucide. L’impêratrice Anne ' vivait maritalement avec son ci-devant êcuyer Biron qu’elle avait fait duc de Courlande. La rêgente Anne de Braunschweig couchait l'êtê avec son amant sur un balcon êclairê du palais…
Au milieu de cette êpopêe scandaleuse d’avènements et de chutes du trône, de cette orgie d’un despotisme fêroce, aux prises avec une oligarchie servile qui disposait de la couronne, comme es eunuques du Bas-Empire, il y eut une seule lueur politique, ce fut lorsqu’on dicta les conditions à l’acceptation de la couronne à l’impêratrice Anne. Anne prêta serment, consentit à tout, mais de suite, soutenue par le parti allemand qui avait Biroa pour chef, elle dêchira la charte et fit pêrir tous ceux qui avaient voulu limiter le pouvoir de la couronne. Il y avait une ancienne animositê entre les Allemands et leurs adhêrents d’une part, et les dignitaires russes qui entouraient le trône de l’autre. La haine des Allemands facilita à Elisabeth l’avènement au trône. Cette femme incapable et cruelle se rendit populaire en flattant le parti national.
Il ne faut pas cependant s’abuser sur la valeur de ces partis. Le parti allemand ne reprêsentait pas la civilisation ni le parti russe l’ignorance. Le dernier ne voulait pas sêrieusement le retour à l’ancien ordre des choses. Les essais du prince Dolgorouki, du temps de Pierre II, n’ont abouti à rien du tout. Les Allemands, de leur côtê, êtaient loin de reprêsenter le progrès; sans aucun lien avec le pays qu’ils ne se donnaient pas la peine d'êtudier et qu’ils mêprisaient comme barbare, arrogants jusqu'à l’insolence, ils êtaient les instruments les plus serviles de l’autoritê impêriale. N’ayant d’autre but que de se maintenir en faveur, ils servaient la personne du souverain et non la nation. En outre ils apportaient aux affaires des manières antipathiques aux Russes, un pêdantisme de bureaucratie, d'êtiquette et de discipline tout à fait contraire à nos mœurs.
L’hostilitê des Slaves et des Germains est un fait triste, mais connu. Chaque conflit entre eux rêvêlait la profondeur de leur haine. La domination allemande a contribuê beaucoup, par sa nature, à êtendre cette haine chez les Slaves occidentaux et les Polonais. Les Russes n’ont jamais eu à subir leur oppression. Si leurs possessions du littoral de la Baltique ont êtê conquises par les chevaliers de l’ordre teutonique, elles êtaient habitêes par des populations finnoises et non russes. Mais bien qu’entre tous les Slaves, les Russes soient ceux qui haïssent le moins les Allemands, le sentiment de rêpugnance naturelle qui existe entre eux ne peut s’effacer. Cette rêpugnance a pour fondement une incompatibilitê d’humeur qui se montre aux moindres choses.
La prêfêrence que le gouvernement donnait aux Allemands, après Pierre le Grand, n'êtait pas de nature à les rêconcilier avee les Russes. Encore si ce n’eussent êtê que des Munikh et des Ostermann qui fussent venus en Russie, mais il y eut toute une nuêe d’originaires des trente-six ou je ne sais combien de principautês qui forment l’Allemagne une et indivisible, qui s’abattirent sur les bords de la Neva.
Le gouvernement russe n’a pas, jusqu'à prêsent, de serviteurs plus dêvouês que les gentilshommes de Livonie, d’Esthonie et de Gourlande. «Nous n’aimons pas les Russes, nous disait un jour une notabilitê de la Baltique, à Riga, mais de tout l’empire nous sommes les sujets les plus fidèles de la famille impêriale». Le gouvernement n’ignore pas ce dêvoûment, et encombre d’Allemands les ministères et les administrations centrales. Ce n’est ni faveur ni injustice. Le gouvernement russe trouve dans les officiers et les fonctionnaires allemands juste ce qu’il lui faut; la rêgularitê et l’impassibilitê d’une machine, la discrêtion des sourds et muets, un stoïcisme d’obêissance à toute êpreuve, une assiduitê au travail qui ne connaît pas la fatigue. Ajoutez à cela une certaine probitê (que les Russes ont très rarement) et juste tant d’instruction qu’exigent leurs emplois, jamais assez pour comprendre qu’il n’y a point de mêrite à être les instruments honnêtes et incorruptibles du despotisme; ajoutez-y l’indiffêrence complète pour le sort des administrês, le mêpris le plus profond pour le peuple, une complète ignorance du caractère national, et vous comprendrez pourquoi le peuple dêteste les Allemands et pourquoi le gouvernement les aime tant.
Si nous passons des ministères et des chancelleries aux ateliers, nous rencontrons le même antagonisme. L’ouvrier russe, chez un maître russe, est presque un membre de la famille; ils ont les mêmes habitudes, les mêmes idêes morales et religieuses; ils mangent ordinairement à la même table et s’entendent fort bien entre eux. Il arrive quelquefois au maître de frapper l’ouvrier qui reèoit les coups avec trop de rêsignation chrêtienne, parfois l’ouvrier riposte, mais ni l’un ni l’autre ne va se plaindre à la police. Le dimanche est fêtê de la même manière par le maître que par l’ouvrier, tous les deux rentrent avinês chez eux. Le lendemain, le maître comprenant que l’ouvrier ne peut être assidu au travail, lui laisse perdre quelques heures, car il sait, qu’en cas de besoin, il travaillerait pour lui une partie de la nuit. Très souvent le maître avance de l’argent à l’ouvrier, comme d’autre part l’ouvrier attend des mois entiers le paiement du salaire, lorsqu’il voit que son maître est gênê. Le maître allemand n’est pas l'êgal de l’ouvrier russe, il se croit son chef plus que son maître; mêthodique par caractère et conservant les usages de son pays, l’Allemand transforme les rapports êlastiques et vagues de l’ouvrier russe avec son maître en rapports juridiques sêvèrement dêterminês, du sens desquels il ne s'êcarte jamais d’une syllabe. Une exigence perpêtuelle, une rigueur êtudiêe, un despotisme froid offensent l’ouvrier d’autant plus que le maître ne descend jamais jusqu'à lui. Les mœurs paisibles même de l’Allemand, la prêfêrence qu’il donne à la bière sur l’eau-de-vie ne font qu’ajouter au dêgoût qu’il inspire à l’ouvrier russe. Ce dernier a beaucoup plus de dextêritê que de diligence, de capacitê que de savoir. Il peut beaucoup faire en une fois, mais il n’a pas d’assiduitê au travail et il ne peut se faire à la discipline uniforme et mêthodique de l’Allemand. Le maître allemand ne souffre pas que l’ouvrier vienne une heure plus tard, ou qu’il le quitte une heure plus tôt. La migraine des lundis, le bain du samedi ne sont pas des excuses à ses yeux. Il note chaque absence pour la dêduire du salaire, avec la plus grande justice, peut-être, mais l’ouvrier russe voit en lui un exploiteur monstrueux, de là des discussions et des querelles sans fin. Le maître irritê court à la police ou chez le seigneur de l’ouvrier, s’il et serf, et apoelle sur sa tête tous les malheurs que son êtat compsrte. Le maître russe, sans motifs extraordinaires, n’ira ni chez le kvartalny (commissaire de police) ni chez le seigneur; la police et la noblesse sont les ennemis communs du maître à barbe et de l’ouvrier non rasê.
Mais revenons à notre rêcit.
L’impêratrice Elisabeth fit venir de Holstein son successeur et le maria à une princesse d’Anhalt-Zerbst. On trouva le bon et simple Pierre III trop allemand. Sa femme, encore moins russe que lui, le dêtrôna, le mit en prison et l’y fit empoisonner. Le comte Orloff, s’ennuyant d’attendre l’effet du poison l'êtrangla.
Le long règne de Catherine II procura une grande stabilitê au gouvernement de Pêtersbourg. Ce fut la continuation du règne de Pierre Ier, après une interruption de trente-cinq ans. Catherine apporta avec elle au palais impêrial un êlêment de grâce,, d’urbanitê et de bon goût qui n’existait point avant elle et qui exerèa une influence salutaire sur les rêgions êlevêes de la sociêtê.
Catherine II ne connaissait pas le peuple et ne lui a fait que du mal: son peuple à elle c'êtait la noblesse et elle comprenait merveilleusement bien son terrain. Elle releva la noblesse, en lui confiant l'êlection de presque toutes les charges judiciaires et administratives dans les provinces, où elle l’organisa en corps et rêunions discutant leurs intêrêts, contrôlant l’emploi des fonds destinês aux besoins des localitês.
Elle dota de même la bourgeoisie et les paysans de droits êlectifs, qui sont pourtant plus importants comme principe qu’en rêalitê. Ces concessions pâlissent toutefois à côtê du crime qu’elle a commis envers les paysans, en consacrant par une stupide dilapidation la servitude; elle distribuait à ses favoris et à ses amants des terres habitêes d’une êtendue immense. Non seulement elle dêpouilla les couvents au profit de ses grands, mais elle leur distribua les paysans de la Petite Russie où l’on ne connaissait pas encore le servage. On conèoit qu'êtant philosophe comme Frêdêric II et Joseph II, elle put prendre part au partage criminel de la Pologne. La raison d’Etat, le dêsir d’augmenter ses possessions territoriales expliquent ce fait s’ils ne peuvent l’excuser; mais aliêner à l’Etat des terres habitêes, rendre serfs des cultivateurs libres sans même penser a imposer des conditions aux nouveaux propriêtaires, c’est de la dêmence.
Peut-être l’impêratrice Catherine se rappelait-elle l’enthousiasme farouche avec lequel les paysans de quatre provinces avaient couru au-devant de Pougatcheff qui pendait tous les nobles qu’il prenait; peut-être aussi avait-elle trop prêsente à la mêmoire cette scène qui s'êtait êgalement passêe sous son règne, où le peuple de Moscou, après avoir tuê un archevêque derrière l’autel, avait traînê dans les rues son cadavre revêtu des insignes pontificaux. D’un autre côtê, elle voyait la noblesse si reconnaissante, si fière de son dêvouaient, qu’elle se vit entraînêe à êpouser sa cause.
Chose êtrange, de tous les souverains de la maison Romanoff, aucun n’a rien fait pour le peuple. Le peuple ne se souvient d’eux que par le nombre de ses malheurs, par l’accroissement du servage, du recrutement, des charges de toute espèce, par les colonies militaires, par toutes les horreurs de l’administration policière, par une guerre aussi sanglante qu’insensêe qui dure vingt-cinq ans dans des montagnes inexpugnables.
La civilisation se rêpandit avec une grande cêlêritê dans les couches supêrieures de la noblesse, elle êtait tout exotique et n’avait de national qu’une certaine rudesse qui se mêlait êtrangement aux formes de la politesse franèaise. A la cour, on ne parlait que le franèais, on imitait Versailles. L’impêratrice donnait le ton, elle correspondait avec Voltaire, passait des soirêes avec Diderot et commentait Montesquieu: les idêes des encyclopêdistes s’infiltraient dans la sociêtê de Pêtersbourg. Presque tous les vieillards de ces temps que nous avons connus êtaient voltairiens ou matêrialistes, s’ils n'êtaient pas francs-maèons. Cette philosophie s’inoculait avec d’autant plus de facilitê aux Russes, que leur esprit est à la fois rêaliste et ironique. Le terrain que la civilisation gagnait en Russie êtait perdu pour l'êglise. L’orthodoxie grecque n’a de fprce sur l'âme slave que tant qu’elle y trouve de l’ignorance. La foi y pâlit à mesure que la lumière y pênètre, et le fêtichisme extêrieur fait place à l’indiffêrence la plus complète. Le bon sens, l’esprit pratique du Russe repousse la coexistence de la pensêe lucide avec le mysticisme. Il peut rester longtemps pieux jusqu'à la bigoterie, sans jamais penser à la religion, mais à cette condition seulement; il lui est impossible de devenir rationaliste; pour lui l'êmancipation de l’ignorance coïncide avec l'êmancipation de la religion. Les tendances mystiques que nous rencontrons chez les francs-maèons n'êtaient en rêalitê qu’un moyen de neutraliser les progrès d’un êpicurisme brutal qui se rêpandait avec rapiditê. Quant au mysticisme du temps de l’empereur Alexandre, ce fut un produit de la franc-maèonnerie et de l’influence allemande, sans base rêelle, une affaire de mode chez les uns, d’exaltation d’esprit chez les autres II n’en fut plus question après 1825. La discipline religieuse relevêe par la police de l’empereur Nicolas ne parle pas en faveur de la piêtê des classes civilisêes.
L’influence de la philosophie du XVIIIe siècle eut un effet en partie pernicieux à Pêtersbourg. En France, les encyclopêdistes êmancipant l’homme des vieux prêjugês, lui inspiraient des instincts moraux plus êlevês, le faisaient rêvolutionnaire. Chez nous, en brisant les derniers liens qui retenaient une nature demi-sauvage, la philosophie voltairienne ne mettait rien à la place des vieilles croyances, des devoirs moraux, traditionnels. Elle armait le Russe de tous les instruments de la dialectique et de l’ironie propres à le disculper à ses yeux de son êtat d’esclave par rapport au souverain, et de son êtat de souverain par rapport à l’esclave. Les nêophytes de la civilisation se jetèrent avec aviditê dans les plaisirs du sensualisme. Ils comprirent très bien l’appel à l'êpicurisme, mais le son du tocsin solennel qui appela les hommes à une grande rêsurrection n’allait pas à leur âme.
Entre la noblesse et le peuple, il y avait une tourbe d’employês personnellement anoblis, classe corrompue et dênuêe de toute dignitê humaine… Voleurs, tyrans, dênonciateurs, ivrognes et joueurs, ce furent et ce sont encore les hommes les plus rampants de l’empire. Cette classe a êtê le produit de la rêforme brusque de la juridiction du temps de Pierre Ier.
Le procès oral fut alors aboli et remplacê par le procès inqui-sitorial. Des formalitês minutieuses introduites à l’instar des chancelleries allemandes, compliquèrent la procêdure et fournirent des armes terribles à la chicane. Les tchinovniks, complètement libres des prêjugês, torturaient les lois à leur guise et avec un art infini. Ce sont les plus forts rabulistes du monde; ils n’ont jamais autre chose en vue que leur responsabilitê personnelle; lorsqu’ils la croient à couvert, ces gens osent tout, et le paysan, comme le tchinovnik, n’a aucune foi dans les lois. Le premier les respecte par crainte, le second y voit une mère nourricière. La saintetê des lois, les droits imprescriptibles, les notions d’une justice immuable, sont des termes qui n’existent pas dans leur langue. Et toute la force impêriale ne suffit pas pour arrêter, pour paralyser l’action malfaisante de ces vipères d’encre, de ces ennemis embusquês qui guettent le paysan pour l’entraîner dans des procès ruineux.
Après nous être formê ainsi une idêe approximative de la sociêtê nêo-europêenne du siècle de Catherine II, jetons un coup d'œil sur les dêbuts littêraires de l’Etat nouvellement formê.
L'êglise byzantine avait horreur de toute culture mondaine. Elle ne connaissait d’autre science que la controverse thêologique; elle inventa une peinture conventionnelle, faisant de l’opposition à la beautê charnelle de l’antiquitê (ikonopis). Elle abhorrait tout mouvement indêpendant de l’intelligence, elle ne voulait qu’une foi soumise. Il n’y avait pas de prêdicateur en Russie. Le seul êvêque qui soit connu dans les anciens temps pour ses sermons, fut persêcutê à cause de ses sermons. Pour savoir ce que c’est que l'êducation que l'êglise orientale donnait à son fidèle troupeau, il suffit de connaître les peuplades chrêtiennes de l’Asie Mineure, et ce fut là l'êglise qui prêsida à la civilisation de la Russie depuis le Xe siècle. Les guerres continuelles des princes apanages et le joug mongol lui furent d’un immense secours.
L'êglise grêco-russe retint une langue à part formêe de divers dialectes des Slaves du sud; la langue vulgaire n'êtait pas encore êlaborêe. Les chroniques, les actes diplomatiques et civils se rêdigeaient dans un idiome qui tenait le milieu entre la langue ecclêsiastique et la langue populaire et se rapprochait plus de l’une ou de l’autre suivant la position sociale de l’auteur. Il n’y eut aucun mouvement littêraire jusqu’au XVIIIe siècle. Quelques chroniques, un poème du XIIe siècle (campagne d’Igor), un assez grand nombre de contes et de chants populaires pour la plupart oraux, voilà tout ce qu’ont produit dix siècles dans le domaine littêraire.
Sans êgard à cette pênurie, il est important de remarquer que la langue de la Bible, comme celle des annales de Nestor et du poème mentionnê est non seulement d’une grande beautê, mais qu’elle porte des traces êvidentes d’un long usage et d’un dêveloppement antêrieur de beaucoup de siècles.
Les traducteurs de la Bible Cyrille et Mêthode rêglèrent la langue, fixèrent un alphabet, calquèrent les formes grammaticales d’après les règles grecques, mais ils trouvèrent une langue riche et êlaborêe probablement par les Slaves qui habitaient la Macêdoine et la Thessalie. Il faut connaître les difficultês que trouvent les Anglais en traduisant l’Evangile dans les langues sauvages par exemple dans celle des Cafres, les mots leur manquent, les images, les notions, les expressions, tout doit être rendu par des pêriphrases approximatives. Tandis que la traduction slave êgale en concision, en beautê mâle et en fidêlitê celle de Luther.
Tous les êlêments poêtiques qui fermentaient dans l'âme du peuple russe s’exhalaient dans des chants extrêmement mêlodieux. Les peuples slaves sont par excellence des peuples chanteurs. Les chroniqueurs du Bas-Empire racontent que dans une invasion des Slaves, les Grecs les ont surpris, car les sentinelles qui chantaient toujours s’endormirent peu à peu elles-mêmes par leurs chants. Le paysan russe trouvait dans ses chants l’unique êpanchement à ses souffrances. Il chante continuellement, en travaillant, en conduisant ses chevaux ou en se reposant au seuil de sa porte. Ce qui distingue ces chansons de celles des autres Slaves et même des Malo-Russes, c’est une tristesse profonde. Les paroles ne sont qu’une complainte qui se perd dans les plaines sans limites comme son malheur, dans les bois lugubres de sapin, dans les steppes infinies, sans rencontrer d'êcho ami. Cette tristesse n’est pas un êlan passionnê vers quelque chose d’idêal, elle n’a rien de romantique, rien de ces aspirations maladives et monacales[5], comme les chants allemands, c’est la douleur de l’individu êcrasê par la fatalitê, c’est un reproche à la destinêe "destinêe-marâtre, «ort amer»; c’est un dêsir comprimê qui n’ose pas se manifester autrement, c’est le chant d’une femme opprimêe par son mari, du mari opprimê par son père, par l’ancien du village, de tous enfin opprimês par le seigneur ou le tzar; c’est l’amour profond, passionnê, malheureux mais terrestre et rêel[6]. Au milieu de ces chants mêlancoliques vous entendez tout à coup les sons d’une orgie, d’une gaîtê sans frein; des cris passionnês et fous, des mots dênuês de sens, mais enivrants, entraînants à une danse effrênêe qui est tout autre chose que la danse dramatique et gracieuse en chœurs.
Tristesse ou orgie, esclavage ou anarchie, le Russe passait sa vie en vagabond, sans foyer ni domicile, ou absorbê par la commune, perdu dans la famille ou libre au milieu des forêts, le coutelas à la ceinture. Dans les deux cas, le chant exprimait la même plainte, les mêmes dêceptions: c'êtait une voix sourde qui disait que les forces innêes ne trouvaient pas assez d’essor, qu’elles êtaient mal à l’aise dans la vie resserrêe par l’ordre social.
Il y a une catêgorie entière de chants russes, les chants des brigands. Ce ne sont plus des êlêgies plaintives: c’est le cri têmêraire, c’est l’excès de joie d’un homme qui se sent enfin libre, cri de menace, de colère et de dêfi. «Nous viendrons boire votre vin, patience; nous viendrons caresser vos femmes, piller vos richards»… «Je ne veux plus travailler dans les champs; qu’ai-je gagnê en labourant la terre? Je suis pauvre et mêprisê; non, je prendrai pour compagnon la nuit sombre, un couteau affilê, je trouverai des amis dans les bois touffus, je tuerai le seigneur et je pillerai le marchand sur la grande route. Au moins tout le monde me respectera; et le jeune voyageur passant sur mon chemin et le vieillard assis devant sa maison me salueront».
Le couvent, la Cosaquerie, les bandes de brigands êtaient les seuls moyens de se rendre libre en Russie. Le peuple appelait poliment les brigands polissons (chalouny) ou licencieux (volnitza). Dans les temps anciens, la seule ville de Novgorod fournissait des bandes armêes qui descendaient la Volga et l’Oka jusqu’aux bords de la Kama, «allant à l’aventure chercher le bonheur». Des Cosaques brigands persêcutês par Jean IV, firent, pour se rêhabiliter, la conquête de la Sibêrie, sous les ordres de Iermak. Le vagabondage et le brigandage s’accrurent d’une manière prodigieuse pendant l’interrègne et au commencement du XVIIe siècle. La mêmoire de Stenka Rasine s’est conservêe chez le peuple dans une quantitê de chansons composêes en son honneur. La tradition de ces brigandages ne discontinua pas jusqu'à Pouga-tcheff, et il est probable qu’ils n’ont acquis une si grande proportion que grâce à une lutte sourde engagêe par les paysans protestant contre leur asservissement. Il est notoire que, dans les chansons, le beau rôle revient au brigand, les sympathies sont pour lui et non pour ses victimes; c’est avec une joie secrète qu’on, vante ses prouesses et sa bravoure. Le chansonnier populaire paraissait comprendre que son plus grand ennemi n'êtait pas le brigand.
Un mouvement intellectuel d’un autre genre, mais non moins important, fut le mouvement des idêes religieuses chez les sectaires. Ce que l’orthodoxie grecque n’a jamais su faire, intêresser l’homme du peuple, dêvelopper en lui une foi active, un intêrêt vêritable, les sectaires surent l’accomplir. Chez eux, point d’indiffêrentisme; la commune y est plus dêveloppêe que chez les paysans orthodoxes, l’esprit de corps est on ne peut plus vivace; il y a des sectes dont la dogmatique est absurde, mais la conduite pleine d'ênergie et honnêtetê. Il y en a d’autres très rêpandues même, qui professent les doctrines communistes les plus avancêes, entremêlêes d’un christianisme mystique dans le genre des herrenhuts et même des anabaptistes. Persêcutês par le gouvernement, des milliers de sectaires se sont expatriês en Livonie, en Turquie, où il y a des bourgs entiers habitês par leur descendants. Les sectaires en gênêral sont les ennemis les plus acharnês de la rêforme de Pierre Ier. Pour eux Pierre et ses successeurs sont des antêchrists. Par contre, le gouvernement y voit des rebelles et les poursuit comme tels. Les sectaires tiennent bon, leur propagande s’accroît à mesure qu’augmente la persêcution, ils ont des affidês sur tous les points de l’empire, une publicitê clandestine. Il serait possible que d’un des Skites[7] (communautê schismatique) sortît un mouvement populaire qui embrasât des provinces entières, dont le caractère serait certainement national et communiste et qui irait à la rencontre d’un autre mouvement dont la source est dans les idêes rêvolutionnaires de l’Europe. Peut-être ces deux mouvements s’entre-choque-ront-ils sans comprendre leur affinitê, au grand plaisir du tzar et de ses amis.
La littêrature russe europêisêe ne commence à obtenir une certaine signification que du temps de Catherine II. Avant son règne, on voit un travail prêparatoire; la langue se forme aux nouvelles conditions de l’existence, elle fourmille de mots allemands et latins; l’esprit d’imitation s’empare de tout, au point qu’on essaie d’introduire dans notre langue mêtrique et sonore la versification syllabique. Revenue de ces exagêrations, la langue commenèa à s’assimiler les flots de mots êtrangers, à devenir plus naturelle et plus conforme au gênie de la nation. Le premier Russe qui mania avec talent la langue ainsi faite fut Lomonossoff. Ce savant cêlèbre fut le type du Russe par son encyclopêdisme, autant que par la facilitê de son entendement. Il êcrivit en russe, en allemand et en latin. Il êtait mineur, chimiste, poète, philologue, physicien, astronome et historien. Il composait en même temps une dissertation mêtêorologique sur l'êlectricitê, et une autre sur l’arrivêe des Varègues en Russie, en rêponse à l’historiographe Muller, ce qui ne l’empêchait pas de terminer ses odes triomphales et ses poèmes didactiques. Toujours lucide, plein du dêsir inquiet de tout comprendre, il jetait un sujet pour s’emparer d’un autre avec une facilitê de conception êtonnante.
La civilisation qui commenèait à s'êpanouir sous l'êgide protectrice du gouvernement restait encore sur les marches du trône, avec son admiration pour Pierre le Grand et avec son adulation sincère pour tout souverain. Le gouvernement continuait à marcher à la tête de la civilisation. Cette affinitê de la littêrature avec le gouvernement devient plus palpable du temps de Catherine II. Elle a son poète, poète d’un grand talent, qui, par entraînement et amour, lui adresse des êpîtres, des odes, des hymnes et des satires qui est à genoux devant elle, à ses pieds, sans être toutefois vil ou esclave. Derjavine ne craint pas l’impêratrice, il plaisante avec elle, la nomme «Fêlicie» «la tzarine de Kirgis-Kaïssaks». Sa muse trouve parfois des sons qui ne sont guère ceux d’un serf chantant son souverain.
Nêanmoins, cette poêsie apologêtique avec toute sa sincêritê et toute la beautê d’une langue plastique, n'êtait ni goûtêe ni admirêe, si ce n’est d’un petit nombre, du clergê et des savants. La haute sociêtê ne lisait rien en russe, la sociêtê infêrieure ne lisait rien du tout. La première production russe qui ait eu une popularitê immense ne fut ni une êpître adressêe à l’impêratrice, ni une ode inspirêe par les ravages inhumains et les massacres glorieux de Souvoroff, mais une comêdie, une satire mordante contre les gentillât.res de la province. Tandis que Derjavine ne voyait, à travers les rayons de la gloire qui entouraient le trône, que l’impêratrice, Fnuvi=ine, esprit caustique, voyait le côtê opposê; il riait amèrement de cette sociêtê demi-barbare, de ses allures de civilisation. Ce fut le premier auteur dans les êcrits duquel perèât le principe dêmoniaque de sarcasme et d’indignation, qui devait dès lors traverser toute la littêrature russe et s’en rendre l’esprit dominant. Dans cette ironie, dans cette flagellation, où rien n’est mênagê, pas même la personne de l’auteur, il y a pour nous une joie de vengeance, de consolation maligne; par ce rire nous rompons la solidaritê qui existe entre nous et ces amphibies qui ne savent ni garder la barbarie ni acquêrir la civilisation et qui seuls surnagent à la surface officielle de la sociêtê russe. Une protestation infatigable suivit pas à pas cette anomalie. Elle fut ardente, incessante.
L’autopsie pathologique forma le caractère dominant de la littêrature moderne. Ce fut une nouvelle nêgation de l’ordre des choses existant, qui surgit en dêpit de la volontê impêriale du iond de la conscience rêveillêe, cri d’horreur de chaque gênêration qui craignait de se voir confondue avec ces êtres dêgradês.
La littêrature russe, au XVIIIe siècle, ne fut au fond qu’une noble occupation de quelques esprits, sans influence sur la sociêtê. La première influence sêrieuse qui imprima de suite un autre caractère au dilettantisme littêraire vint de la franc-maèonnerie. Celle-ci êtait très rêpandue en Russie vers la fin du règne de Catherine II. Son chef, Novikoff, êtait un de ces grands personnages dans l’histoire qui font des prodiges sur une scène qui doit nêcessairement rester dans les tênèbres; un de ces guides d’idêes souterraines dont l'œuvre ne se manifeste qu’au moment de l'êclat. Novikoff êtait imprimeur de son êtat, il fonda des librairies et des êcoles dans plusieurs villes, il êdita la première revue russe. Il faisait faire des traductions et les publiait à ses frais. C’est ainsi qu’on vit de son temps paraître la traduction de l’Esprit des Lois, d’Emile, de divers articles de l’Encyclopêdie, ouvrages que la censure de notre êpoque ne permettrait certainement pas d’imprimer. Dans toutes ces entreprises, Novikoff fut puissamment aidê par la franc-maèonnerie dont il êtait grand-maître. Quelle œuvre immense, que la pensêe hardie de rêunir dans un intêrêt moral, dans une famille fraternelle tout ce qu’il y avait intellectuellement de mûr, depuis le grand seigneur de empire, tel que le prince Lopoukhine, jusqu’au pauvre prêcepteur d'êcole et au chirurgien de district.
L’impêratrice Catherine fit jeter Novikoff dans la citadelle de Pêtersbourg et l’exila ensuite. Ce fut dans les dernières annêes de son règne, où son caractère commenèait à s’altêrer. Avec Po-tiomkine disparaît la poêsie des favoris, une dêbauche grossière remplace une voluptê brillante et splendide. Les petites soirêes de l’Ermitage, pêtillantes d’esprit, firent place aux orgies sauvages des Zoritch. En attendant, la rêvolution franèaise atteignait son apogêe. Le tonnerre rêvolutionnaire troublait le sommeil des monarques, sur le Danube comme sur la Neva. Catherine en vieillissant devenait inquiète, soupèonneuse même à l'êgard de son fils. Elle voyait avec dêfiance la franc-maèonnerie acquêrir une force nouvelle, indêpendante de sa volontê; on parlait beaucoup de la part que les illuminês et les martinistes avaient prise à la rêvolution, et au milieu de ces bruits, elle apprit que le grand-duc Paul êtait initiê à la franc-maèonnerie par Novikoff. Dix ans auparavant, Catherine aurait fait chercher Novikoff et aurait vu que ce n'êtait point un obscur conspirateur dynastique, mais alors elle aima mieux le châtier que l’entretenir.
Cet homme infatigable forma avant sa chute le dernier grand êcrivain de cette pêriode, Karamzine. L’influence de ce dernier sur la littêrature peut être comparêe à l’influence de Catherine sur la sociêtê; il l’a humanisêe. Il y avait en lui quelque chose de St.Real, de Florian et d’Ancillon, un point de vue philosophique et moral, des phrases philantropiques, des larmes toujours acquises au malheur, une rêpulsion pour tout abus de forces, beaucoup d’amour pour la civilisation, un patriotisme tant soit peu rhêtorique, le tout sans unitê, sans pensêe dirigeante, sans une seule conviction profonde. Il y eut quelque chose d’indêpendant et de pur dans ce jeune littêrateur, entourê d’un monde d’ambitions subalternes et d’un crasse matêrialisme. Karamzine fut le premier littêrateur russe lu des dames.
C’est un grand avantage pour notre littêrature que nos premiers auteurs ont êtê des hommes du monde. Ils firent passer dans la littêrature une certaine êlêgance de bonne compagnie, une sobriêtê de paroles, une noblesse d’images qui distinguent la conversation des hommes bien êlevês. L'êlêment grossier et vulgaire qui se rencontre parfois dans la littêrature allemande n’a jamais pênêtrê dans les livres russes.
La grande œuvre de Karamzine, le monument qu’il a êlevê à la postêritê sont les douze volumes de son histoire russe. Oeuvre consciencieuse de la moitiê de son existence et dont l’analyse n’entre pas dans notre plan, son histoire a beaucoup contribuê à tourner les esprits vers l'êtude de la patrie. Si l’on songe au chaos qui a prêcêdê Karamzine, dans l’histoire russe, et au travail qu’il a dû employer pour le dêblayer et pour donner une exposition claire et vêridique du sujet, l’on comprendra qu’il y aurait de l’injustice à ne pas reconnaître ses services.
Ce qui manquait à Karamzine, ce fut cet êlêment sarcastique qui de Fonvisine s'êtendit à Kryloff et même à Dmitrieff, l’ami intime de Karamzine. Il y avait quelque chose d’allemand dans le tendre et bênêvole Karamzine. On pouvait prêdire que Karamzine tomberait avec sa sentimentalitê dans les filets impêriaux, comme le fit plus tard le poète Joukofski.
L’histoire de la Russie rapprocha Karamzine de l’empereur Alexandre. II lui lisait les pages audacieuses où il flêtrissait la tyrannie de Jean le Terrible et jetait des immortelles sur la tombe de la rêpublique de Novgorod. Alexandre l'êcoutait avec attention et êmotion et pressait doucement la main de l’historiographe. Alexandre êtait trop bien êlevê pour trouver bon que Jean fît parfois scier ses ennemis en deux et pour ne pas soupirer sur le sort de Novgorod, sachant bien que le comte Araktchêieff y introduisait dêjà les colonies militaires. Karamzine, plus êmu encore, restait êpris des charmes de la bontê impêriale. Mais où l’ont conduit ses pages audacieuses, ses indignations, ses condolêances? Qu’a-t-il appris dans l’histoire russe, quel rêsultat a-t-il tirê de ses recherches, lui qui, dans la prêface de son histoire, dit que l’histoire du passê est l’enseignement de l’avenir? Il n’y puisa qu’une seule idêe: «Les peuples sauvages aiment la libertê et l’indêpendance, les peuples civilisês l’ordre et la tranquillitê» — un seul rêsultat: «la rêalisation de l’idêe de l’absolutisme» devant le dêveloppement duquel il reste en extase et qu’il poursuit depuis Monomakh jusqu’aux Romanoff.
L’idêe de la grande autocratie, c’est l’idêe du grand esclavage. Peut-on se figurer qu’un peuple de soixante millions n’existe que pour rêaliser… l’esclavage absolu?
Karamzine mourut dans les bonnes grâces de l’empereur Nicolas.
Gomme on le voit, la pêriode que nous avons parcourue n’est que l’adolescence de la civilisation et de la littêrature russes. La science florissait encore à l’ombre du trône, et les poètes chantaient leurs tzars sans être leurs esclaves. On ne trouve presque pas d’idêes rêvolutionnaires, la grande idêe rêvolutionnaire êtait encore la rêforme de Pierre. Mais le pouvoir et la pensêe, les oukases impêriaux et la parole humaine, l’autocratie et la civilisation ne pouvaient plus aller ensemble. Leur alliance même au XVIIIe siècle frappe d'êtonnement. Mais comment aurait-il pu en être autrement, lorsque l’hêritier des tzars, le dynaste, le successeur d’Alexis, enfin l’autocrate de toutes les Russies, de la Blanche et de la Rouge, de la Grande et de la Petite, Pierre Ier, êtait, en même temps, un jacobin anticipê et un terroriste rêvolutionnaire?
IV
правитьLa guerre de 1812 termina la première partie de la pêriode de Pêtersbourg. Jusque-là le gouvernement avait êtê en tête du mouvement; dès lors la noblesse se mit au pas avec lui. Jusqu’en 1812, on doutait des forces du peuple et l’on avait une foi inêbranlable dans la toute-puissance du gouvernement: Auster-litz êtait loin, on prenait Eylau pour une victoire et Tilsit pour un êvênement glorieux. En 1812, l’ennemi passa Memel, traversa la Lithuanie et se trouva devant Smolensk, cette «clef» de la Russie. Alexandre terrifiê accourut à Moscou pour implorer le secours de la noblesse et du nêgoce. Il les invita au palais dêlaissê du Kremlin pour aviser au secours de la patrie. Depuis Pierre Ier, les souverains de la Russie n’avaient pas parlê au peu pie; il fallait supposer le danger grand, à la vue de l’empereui Alexandre, au palais, et du mêtropolitain Platon, à la cathêdrale, parlant du pêril qui menaèait la Russie.
La noblesse et les nêgociants tendirent la main au gouvernement et le tirèrent de l’embarras. Le peuple, oubliê même dans ce temps de malheur gênêral, ou trop mêprisê pour qu’on eût voulu lui demander le sang qu’on se croyait en droit de rêpandre sans son assentiment, le peuple se levait en masse, sans attendre un appel, dans sa propre cause.
Depuis l’avènement de Pierre Ier, cet accord tacite de toutes les classes se produisait pour la première fois. Les paysans s’enrôlaient sans murmurer dans les rangs de la milice, les nobles donnaient le dixième serf et prenaient les armes eux-mêmes; les nêgociants sacrifiaient la dixième partie de leur revenu. L’agitation populaire gagnait tout l’empire; six mois après l'êvacuation de Moscou parurent sur la frontière d’Asie des bandes d’hommes armês qui accouraient du fond de la Sibêrie, à la dêfense de la capitale. La nouvelle de son occupation et de son incendie avait fait tressaillir toute la Russie, car pour le peuple Moscou êtait la vraie capitale, Elle venait d’expier par son sacrifice le rêgime assoupissant des tzars; elle se relevait entourêe d’une aurêole de gloire; la force de l’ennemi s'êtait brisêe dans ses murs; le conquêrant avait commencê au Kremlin sa retraite qui ne devait s’arrêter qu'à Ste-Hêlène. Au premier rêveil du peuple, Pê-tersbourg êtait êclipsê, et Moscou, capitale sans empereur, qui s'êtait victimêe pour la patrie commune, obtint une nouvelle importance.
D’ailleurs après ce baptême de sang, la Russie entière entra dans une nouvelle phase.
Il êtait impossible de passer immêdiatement de l’agitation d’une guerre nationale, de la promenade glorieuse à travers l’Europe, de la prise de Paris, au calme plat du despotisme de Pêtersbourg. Le gouvernement lui-même ne pouvait retourner tout de suite à ses anciennes allures. Alexandre fit le libêral, en cachette du prince Metternich, persifla des projets ultra-monarchiques des Bourbons et joua le rôle de roi constitutionnel en Pologne.
Quant au pauvre paysan, il retourna à sa commune, à sa charrue et à son servage. Pour lui, rien ne changea, on ne lui concêda aucune franchise, pour prix de la victoire achetêe par son sang. Alexandre prêparait pour le rêcompenser le projet monstrueux des colonies militaires.
Bientôt après la guerre, un grand changement se manifesta dans l’esprit public. Les officiers de la garde et des rêgiments de ligne, après avoir bravement exposê leur poitrine aux balles de l’ennemi, devinrent moins soumis et moins souples qu’autrefois. Des sentiments chevaleresques d’honneur et de dignitê personnelle, inconnus jusque-là dans l’aristocratie russe, d’origine plêbêienne, tirêe du peuple par la grâce des souverains, se rêpandirent dans la sociêtê. En même temps la mauvaise administration, la vênalitê des employês, les vexations policières excitaient des murmures unanimes. On voyait que le gouvernement, tel qu’il êtait organisê, ne pouvait, avec le meilleur vouloir, parer à ces abus, qu’il n’y avait aucune justice à attendre d’une infirmerie de vieillards qu’on appelait du nom pompeux de sênat dirigeant, corps d’une docilitê ignare qui servait au gouvernement de garde-meubles pour y relêguer les fonctionnaires usês, qui ne mêritaient ni de rester dans l’administration ni d’en être chassês. Des hommes d’Etat d’une grande autoritê, comme le vieil amiral Mordvinoff, parlaient hautement de l’urgence de nombreuses rêformes. Alexandre lui-même dêsirait des amêliorations, mais il ne savait comment s’y prendre. Karamzine, l’historien absolutiste, et Spêranski, êditeur du code de Nicolas, travaillaient à un projet de constitution d’après ses ordres.
Des hommes ênergiques et sêrieux n’attendirent pas le terme de ces projets imaginaires, ils ne se contentèrent pas du mêcontentement vague et cherchèrent à l’utiliser d’une autre manière. Ils conèurent l’idêe d’une grande association secrète. Elle devait faire l'êducation politique de la jeune gênêration, propager les idêes de libertê et approfondir la question compliquêe d’une rêforme radicale et complète du gouvernement russe. Loin de s’en tenir à la thêorie, ils s’organisaient en même temps de ma-aière à profiter de la première circonstance favorable pour êbranler le pouvoir impêrial. Tout ce qu’il y avait de distinguê dans la jeunesse russe, de jeunes militaires comme Pestel, Fonvisine, Narychkine, Iouchnefski, Mouravioff, Orloff, les littêrateurs les plus aimês comme Rylêieif et Bestoujeff; des descendants des familles les plus illustres, comme les princes Obolênski, Troubetzkoï, Odoïefski, Volkonski, le comte Tcherriychoff, s’enrôlèrent avec empressement dans cette première phalange de l'êmancipation russe. Cette sociêtê prit d’abord le nom d’Allante du Bien-Etre.
Chose êtrange, en même temps que ces jeunes gens ardents, pleins de foi et de vigueur, juraient de renverser l’absclutisme à Pêtersbourg, l’empereur Alexandre jurait de river la Russie aux monarchies absolutistes de l’Europe. Il venait de former la cêlèbre Sainte-Alliance, alliance mystique, inutile, impossible, quelque chose dans le genre d’un Gruttly absolutiste, d’un Tugenlbund formê par trois êtudiants couronnês, parmi lesquels Alexandre jouait le rôle de tête chaude.
Les uns et les autres ont tenu leurs serments; les uns en allant mourir au gibet ou aux travaux forcês pour leurs idêes; Alexandre en laissant la couronne à son frère Nicolas.
Les dix annêes qui s'êcoulèrent depuis la rentrêe des troupes jusqu’en 1825, forment l’apogêe de l'êpoque de Pêtersbourg. La Russie de Pierre Ier se sentait forte, jeune, pleine d’espêrance. Elle pensait que la libertê pouvait s’inoculer avec la même facilitê que la civilisation, et oubliait que celle-ci n’avait pas encore dêpassê la surface et n’appartenait qu'à une très petite minoritê. Cette minoritê êtait en vêritê dêveloppêe au point qu’elle ne pouvait rester dans les conditions provisoires du rêgime impêrial.
C'êtait la première opposition vêritablement rêvolutionnaire qui se formait en Russie. L’opposition qu’avait rencontrêe la civilisation, au commencement du XVIIIe siècle, êtait conservatrice. Celle même que faisaient quelques grands seigneurs, tels que le comte Panine, sous l’impêratrice Catherine II, ne sortait pas du cercle des idêes strictement monarchiques; elle êtait parfois ênergique, mais toujours soumise et respectueuse. La direction qui s’empara des esprits après 1812 fut une tout autre. La collision entre le despotisme protecteur et la civilisation protêgêe devint imminente. Le premier combat qu’elles se livrèrent fut le 14 (26) dêcembre. L’absolutisme resta vainqueur; il montra alors quelle force il possêdait pour le mal.
Le mot provisoire, que nous avons appliquê aux conditions du rêgime impêrial, a pu paraître êtrange, et pourtant il exprime le caractère qui frappe le plus, lorsqu’on envisage de près les actes du gouvernement russe. Ses institutions, ses lois, ses projets, tout en lui est êvidemment temporaire, transitoire, sans être dêterminê et sans forme dêfinitive. Ce n’est pas un gouvernement conservateur, dans le sens du gouvernement autrichien, entre autres, parce qu’il n’a rien à conserver, à l’exception de sa force matêrielle et de l’intêgritê du territoire. lia dêbutê par une destruction tyrannique des institutions, des traditions, des mœurs, des lois, des coutumes du pays, et il continue par une sêrie de bouleversements, sans acquêrir de la stabilitê et de la rêgularitê. Chaque règne met en question la majeure partie des droits et des institutions; on dêfend aujourd’hui ce qu’on ordonnait hier, on modiiie, on varie, on abroge les lois: le code publiê par Nicolas est la meilleure preuve du manque de principes et d’unitê dans la lêgislation impêriale. Ce code prêsente la rêunion de toutes les lois existantes, c’est une juxtaposition d’ordonnances, de dispositions, d’oukases plus ou moins contradictoires qui expriment beaucoup mieux le caractère du prince ou l’intêrêt du moment que l’esprit d’une lêgislation unitaire. Le code du tzar Alexis sert de base, les ordonnances de Pierre Ier, conèues dans une tout autre tendance, servent de continuation; une loi de Catherine, dans l’esprit de Beccaria et de Montesquieu, s’y trouve à côtê des ordres du jour de Paul Ier qui surpassent tout ce qu’on peut trouver de plus absurde et de plus arbitraire dans les êdits des empereurs romains. Le gouvernement russe, comme tout ce qui n’a pas de racine historique, non seulement n’est pas conservateur, mais tout au contraire, il aime les innovations jusqu'à la folie. 11 ne laisse rien en repos, et s’il amêliore rarement, il change continuellement. C’est l’histoire des uniformes qu’on moditie sans cesse et sans motif, pour les civils comme pour les militaires, passe-temps qui ne manquent pas de coûter des sommes immenses. C’est l’histoire du rebadigeonnage de vieux bâtiments, preuve de bon goût et du degrê de la civilisation du gouvernement russe. Quelquefois on fait des rêvolutions entières en Russie, sans qu’on s’en aperèoive à l'êtranger grâce au manque de publicitê et au mutisme gênêral. C’est ainsi qu’en 1838 on changea radicalement l’administration de toutes les communes rurales de l’empire. Le gouvernement s’immisèa dans les alfaires de la commune, il plaèa chaque village sous une double surveillance de la police, il commenèa une organisation forcêe des travaux agricoles, il dêpouilla des communes et en enrichit d’autres, il êtablit enfin une administration nouvelle pour 17.000.000 d’hommes, sans que cet êvênement, qui a cependant presque toutes les dimensions d’une rêvolution, ait seulement transpirê en Europe.
Les paysans, craignant les cadastres et les interventions des agents publics, qu’ils connaissaient pour des pillards privilêgiês et uniformes, s’insurgèrent dans beaucoup d’endroits. Dans quelques districts des gouvernements de Kazan, Viatka et Tambov, on est allê jusqu'à les mitrailler, et le nouvel ordre fut maintenu.
Un êtat pareil ne peut durer longtemps, et ce fut pour la première fois depuis 1812 qu’on commenèa à le sentir.
Le temps d’une association politique et secrète êtait parfaitement bien choisi, sous tous les rapports. La propagande littêraire êtait très active; le cêlèbre Rylêieff en êtait l'âme, lui et ses amis, ils ont imprimê à la littêrature russe ce caractère d'ênergie et d’entrain qu’elle n’a jamais eu ni avant ni après. Ce n'êtaient pas seulement des paroles, c'êtaient des actes. On voyait une rêsolution prise, un but certain, on ne s’abusait pas sur le danger, mais on marchait d’un pas ferme et la tête haute vers une solution irrêvocable.
La littêrature chez un peuple qui n’a point de libertê publique est la seule tribune, du haut de laquelle il puisse faire entendre !e cri de son indignation et de sa conscience.
L’influence de la littêrature dans une sociêtê ainsi faite acquiert des dimensions que celles des autres pays de l’Europe ont perdues depuis longtemps. Les poêsies rêvolutionnaires de Rylêieff et de Pouchkine se trouvent entre les mains des jeunes gens dans les provinces les plus êloignêes de l’empire. Il n’y a point de demoiselle bien êlevêe qui ne les connaisse par cœur, d’ollicier qui ne les porte dans son havresac, pas de iils de prêtre qui n’en eût fait une douzaine de copies. Ces dernières annêes, cette ardeur s’est de beaucoup refroidie, parce qu’elles ont produit leur impression; toute une gênêration a subi l’influence de cette propagande jeune et ardente.
La conjuration se rêpandait avec cêlêritê à Pêtersbourg, à Moscou, dans la Petite-Russie, parmi les ofliciers de la garde et de la 2e armêe. Les Russes indolents, tant qu’ils ne trouvent pas d’impulsions, sont faciles à se laisser entraîner. Une fois entraînês, ils vont aux dernières consêquences sans chercher d’accommodement.
Depuis Pierre Ier on a beaucoup parlê de la facultê d’imitation que les Russes poussaient jusqu’au ridicule. Quelques savants Allemands prêtendaient que les Slaves fussent dênuês de tout caractère propre, que leur qualitê distinctive se bornât à l’accepta vite. En effet la nationalitê slave a une grande êlasticitê; une fois sortie de l’exclusivisme patriotique, elle ne trouve plus d’obstacle infranchissable pour comprendre les autres nationalitês. La science allemande qui ne passe pas le Rhin, et la poêsie anglaise, qui s’altère en traversant le Pas-de-Calais, ont acquis, il y a longtemps, le droit de citê chez les Slaves. Il faut ajouter à cela, qu’au tond de cette acceptivitê des Slaves, il y a quelque chose d’original qui, tout en se prêtant aux influences extêrieures, conserve son propre caractère.
Nous retrouvons ce trait de l’esprit russe dans la marche de la conjuration qui nous occupe. Au commencement, elle eut une tendance constitutionnelle, libêrale dans le sens anglais. Mais à peine cette opinion fut-elle acceptêe, que l’association se transforma, elle devint plus radicale, à la suite de quoi beaucoup de membres l’abandonnèrent. Le noyau des conjurês se fit rêpublicain et ne voulut plus se contenter d’une monarchie reprêsentative. Ils pensaient avec raison que s’ils avaient assez de force pour limiter l’absolutisme, ils en auraient assez pour l’anêantir. Les chefs de l’union du Sud avaient en vue une fêdêralisation rêpublicaine des Slaves, ils travaillaient à une dictature rêvolutionnaire qui devait organiser les formes rêpublicaines.
Il y avait plus; lorsque le colonel Pestel vint en visite à la Sociêtê du Nord, il plaèa la question sur un autre terrain. Il pensa que la proclamation de la rêpublique n’avancerait rien si l’on n’entraînait pas la propriêtê foncière dans la rêvolution. N’oublions pas qu’il s’agit ici des faits qui se sont passês entre 1817 et 1825. Les questions sociales n’occupaient alors personne en Europe, Gracchus Babœuf, «le fou, le sauvage» êtait dêjà oubliê, Saint-Simon êcrivait ses traitês, mais personne ne les lisait; Fou-rier êtait dans le même cas, les essais d’Owen n’intêressaient pas davantage. Les plus grands libêraux de ces temps, les Benjamin Constant, les P. L. Courier amaient jetê des cris d’indignation en entendant les propositions de Pestel, propositions qui ne se faisaient pas dans un club composê de prolêtaires, mais devant une grande association totalement formêe de la noblesse la plus riche. Pestel lui proposait d’arriver, au prix de leur vie, à l’expropriation de leurs biens. On ne s’accordait pas avec lui, ses opinions bouleversaient trop les principes de l'êconomie politiqus qu’on venait à peine d’apprendre. Mais on ne l’accusait pas de vouloir le pillage et le massacre; Pestel restait nêanmoins le vêritable chef de l’association du Sud, et il est plus que probable, qu’en cas de succès, il serait devenu dictateur, lui qui êtait socialiste avant le socialisme.
Pestel n'êtait ni rêveur, ni utopiste; tout au contraire, il êtait complètement dans la rêalitê, il connaissait l’esprit de sa nation. En laissant les terres à la noblesse, on aurait obtenu une oligarchie, le peuple n’aurait même pas compris son affranchissement, le paysan russe ne voulant être libre qu’avec sa terre.
Ce fut encore Pestel qui pensa le premier à faire participer le peuple à la rêvolution. Il êtait d’accord avec ses amis que l’insurrection ne pouvait rêussir sans l’appui de l’armêe, mais il voulait aussi entraîner à toute forte les sectaires religieux, projet profond dont la justesse et la portêe seront prouvêes par l’avenir.
Après coup, nous pouvons dire que Pestel se faisait illusion: ni ses amis ne pouvaient travailler à une rêvolution sociale, ni le peuple faire cause commune avec la noblesse; mais il n’est donnê qu’aux grands hommes de se tromper de la sorte en anticipant sur le dêveloppement des masses.
Il se trompait en pratique, de date, mais thêoriquement, il faisait une rêvêlation. Il êtait prophète, et toute l’association fut une immense êcole pour la gênêration prêsente.
Le 14 (26) dêcembre a rêellement ouvert une nouvelle phase à notre êducation politique, et ce qui peut paraître êtrange, la grande influence que cette œuvre a eue et qui a agi plus que la propagande et plus que les thêories, fut le soulèvement même, la conduite hêroïque des conjurês sur la place publique, pendant le procès, dans les fers, en prêsence de l’empereur Nicolas, dans les mines, en Sibêrie. Ce qui manquait aux Russes, ce n'êtaient ni les tendances libêrales, ni la conscience des abus, il leur manquait un prêcêdent qui leur donnât l’audace de l’initiative. Les thêories inspirent des convictions, l’exemple forme la conduite. Nulle part un pareil exemple n’est plus nêcessaire que là où l’homme n’est pas habituê à poursuivre sa volontê, à se mettre en êvidence, à compter sur lui-même et à estimer ses forces, où au contraire il a toujours êtê mineur, sans voix et sans opinion, abritê derrière la commune comme derrière une enceinte infranchissable, absorbê par l’Etat dans lequel il êtait comme perdu. Avec la civilisation les idêes de libertê s'êtaient dêveloppêes nêcessairement, mais le mêcontentement passif êtait trop entrê dans les habitudes; on voulait sortir du despotisme, mais personne ne voulait être le premier à le ïaire.
Eh bien, les premiers se prêsentèrent avec une grandeur d'âme et une force de caractère telles, que le gouvernement, dans son rapport officiel, n’osa ni les abaisser ni les flêtrir; Nicolas se borna à les punir avec fêrocitê. Le silence, la passivitê muette êtaient rompus; du haut de leur gibet, ces hommes rêveillèrent l'âme de la nouvelle gênêration, un bandeau tomba des yeux.
L’action du 14 dêcembre sur le gouvernement même ne fut pas moins dêcisive; de Pierre à Nicolas, le gouvernement avait tenu haut le drapeau du progrès et de la civilisation; dès l’annêe 1825, rien de pareil; le pouvoir ne songe qu'à ralentir le mouvement intellectuel, ce n’est plus le mot de progrès qu’on inscrit sur la bannière impêriale, mais les mots: «autocratie, orthodoxie, nationalitê», ce mane, fare, takel du despotisme, et de plus les deux derniers mots n'êtaient là que pour la forme. Religion, patriotisme, ce n'êtaient que les moyens pour raffermir l’autocratie, le peuple n’a jamais êtê dupe du nationalisme de Nicolas; le grand mot qui exprime son règne c’est le despotisme disant: «pêrisse la Russie, pourvu que le pouvoir reste illimitê et intact». Avec cette devise sauvage plus de malentendu, et ce fut encore le 14 dêcembre qui forèa le gouvernement à quitter l’hypocrisie et à arborer le despotisme.
Peu avant le sombre règne qui commenèa dans le sang russe et qui continua dans le sang polonais, parut le grand poète russe Pouchkine, et dès qu’il parut, il devint nêcessaire, comme si la littêrature russe ne pouvait se passer de lui. On a lu les autres poètes, on les a admirês, Pouchkine est dans les mains de chaque Russe civilisê, qui le relit toute sa vie. Sa poêsie n’est plus ni un essai ni une êtude, ni un exercice, c'êtait sa vocation, et elle devint un art mûr; la partie civilisêe de la nation russe trouva en lui, pour la première fois, le don de la parole poêtique.
Pouchkine est on ne peut plus national et en même temps intelligible aux êtrangers. Il contrefait rarement la langue populaire des chansons russes, il exprime sa pensêe telle qu’elle surgit dans son esprit. Comme tous les grands poètes, il est toujours au niveau de son lecteur, il grandit, devient sombre, orageux, tragique, son vers mugit comme la mer, comme la forêt agitêe par une tempête, mais il est en même temps serein, limpide, pêtillant, avide de plaisirs, d'êmotions. Partout, le poète russe est rêel, rien en lui de maladif, rien de cette pathologie psychologique exagêrêe, de ce spiritualisme chrêtien abstrait, qu’on voit si souvent dans les poètes allemands. Sa muse n’est pas un être pâle, aux nerfs attaquês, roulê dans un linceul, c’est une femme ardente, entourêe de l’aurêole de la santê, trop riche de sentiments vêritables pour en chercher de factices, assez malheureuse pour ne pas inventer de malheurs artificiels. Pouchkine avait la nature panthêiste, êpicurienne des poètes grecs, mais il y avait encore dans son âme un êlêment tout moderne. En se repliant sur lui-même, il trouvait au fond de son âme la pensêe amère de Byron, l’ironie corrosive de notre siècle.
On a cru voir dans Pouchkine un imitateur de Byron. Le poète anglais a en effet exercê une grande influence sur le poète russe. On ne sort jamais du commerce d’un homme fort et sympathique sans subir son influence, sans mûrir à ses rayons. La confirmation de ce qui vit dans notre cœur, par l’assentiment d’un esprit qui nous est cher, nous donne un êlan et une portêe nouvelle. Mais il y a loin de cette action naturelle à l’imitation. Après les premiers poèmes de Pouchkine où l’influence de Byron se fit sentir puissamment, il devint à chaque nouvelle production de plus en plus original; toujours plein d’admiration pour le grand poète anglais, il ne fut ni son client ni son parasite, «ni tradut-tore ni traditore».
Pouchkine et Byron s'êcartent complètement l’un de l’autre vers la fin de leur carrière, et cela par une cause bien simple; Byron êtait profondêment anglais et Pouchkine profondêment russe, russe de la pêriode de Pêtersbourg. Il connaissait toutes les souffrances de l’homme civilisê, mais il avait une foi dans l’avenir que l’homme de l’Occident n’avait plus. Byron, la grande individualitê libre, l’homme qui s’isole dans son indêpendance et qui s’enveloppe de plus en plus dans son orgueil, dans sa philosophie fière et sceptique, devient de plus en plus sombre et implacable. Il ne voyait aucun avenir prochain, accablê de pensêes amères, dêgoûtê du monde, il va livrer ses-destinêes à un peuple de pirates slavo-hêllènes qu’il prend pour des Grecs de l’ancien monde. Pouchkine, au contraire, se calme de plus en plus, il se plonge dans l'êtude de l’histoire russe, rassemble des matêriaux pour une monographie de Pougatcheff, il compose un drame historique, Boris Godounoff, il a une foi instinctive dans l’avenir de la Russie; les cris de triomphe et de victoire qui l’ont frappê enfant encore, en 1813 et 1814, retentissaient dans son âme; il a êtê même entraînê pendant quelque temps par un patriotisme pêtersbourgeois qui se vante du nombre de baïonnettes, qui s’appuie sur les canons. Sans doute cette morgue est aussi peu pardonnable que l’aristocratisme poussê à l’excès de lord Byron, mais la cause en est êvidente. Il est douloureux à dire, mais Pouchkine avait un patriotisme exclusif; de grands poètes ont êtê courtisans, têmoins Gœthe, Racine, etc.; Pouchkine n’a êtê ni courtisan, ni gouvernemental, mais la force brutale de l’Etat lui plaisait par instinct patriotique, ce qui fit qu’il partagea le vœu barbare de rêpondre aux raisonnements par des boulets. La Russie est en partie esclave, parce qu’elle tiouve de la poêsie dans la force matêrielle et voit de la gloire à être l'êpouvantail des peuples.
Ceux qui disent qu’Onêguine, poème de Pouchkine, est le Don Juan des mœurs russes ne comprennent ni Byron, ni Pouchkine, ni l’Angleterre, ni la Russie: ils s’en tiennent à la forme extêrieure. Onêguine est la production la plus importante de Pouchkine, elle a absorbê la moitiê de son existence. Ce poème sort même de la pêriode qui nous occupe, il a êtê mûri par les tristes annêes qui ont suivi le 14 dêcembre, et l’on irait croire qu’une œuvre pareille, une autobiographie poêtique serait une imitation!
Onêguine, ce n’est ni Hamlet, ni Faust, ni Manfred, ni Obermann, ni Trenmor, ni Charles Moor; Onêguine est un Russe, il n’est possible qu’en Russie, là il est nêcessaire et on l’y rencontre à chaque pas. Onêguine, c’est un fainêant, parce qu’il n’a jamais eu d’occupation; un homme superflu dans la sphère où il se trouve, sans avoir assez de force de caractère pour en sortir. C’est un homme qui tente la vie jusqu'à la mort et qui voudrait essayer de la mort pour voir si elle ne vaut pas mieux que la vie. Il a tout commencê sans rien poursuivre, il a pensê d’autant plus qu’il a moins fait, il est vieux à l'âge de vingt ans et rajeunit par l’amour en commenèant à vieillir. Il a toujours attendu comme nous tous, quelque chose, parce que l’homme n’a pas assez de folie pour croire à la durêe de l'êtat actuel de la Russie… Rien n’est venu, et la vie s’en allait. Le personnage d’Onêguine est si national qu’il se rencontre dans tous les romans et dans tous les poèmes qui ont eu quelque retentissement en Russie, non pas qu’on ait voulu le copier, mais parce qu’on le trouve continuellement autour de soi ou en soi-même.
Tchatski, le hêros d’une comêdie cêlèbre de Griboïêdoff, est un Onêguine raisonneur, son frère aînê.
Le Hêros de nos jours, par Lermontoff, est son frère cadet. Même dans les productions secondaires, Onêguine reparaît, outrê ou incomplet, mais reconnaissable. Si ce n’est lui, c’est au moins sa copie. Le jeune voyageur, dans le Tarantass du ete Sollogoub, est un Onêguine bornê et mal êlevê. Le fait est que tous, nous sommes plus ou moins Onêguine, à moins que nous n’aimions mieux être tchinovnik (employê) ou pomechtchik (propriêtaire).
La civilisation nous perd, nous dêsoriente, c’est elle qui fait que nous sommes à charge aux autres et à nous-mêmes, dêsœuvrês, inutiles, capricieux; que nous passons de l’excentricitê à la dêbauche, dêpensant sans regret notre fortune, notre cœur, notre jeunesse, et cherchant des occupations, des sensations, des distractions, comme ces chiens d’Aix-la-Chapelle de Heine qui demandent aux passants, comme une grâce, un coup de pied pour les dêsennuyer. Nous faisons tout, de la musique, de la philosophie, de l’amour, de l’art militaire, du mysticisme, pour nous distraire, pour oublier le vide immense qui nous opprime.
Civilisation et esclavage, sans même qu’il y ait «un chiffon» entre les deux, pour empêcher que nous ne soyons pas broyês intêrieurement ou extêrieurement entre ces deux extrêmes forcêment rapprochês!
On nous donne une êducation large, on nous inocule les dêsirs, les tendances, les souffrances du monde contemporain, et l’on nous crie: «Restez esclaves, muets, passifs, ou vous êtes perdus». En rêcompense, on nous laisse le droit d'êcorcher le paysan et de dissiper sur le tapis vert ou au cabaret l’impôt de sang et de larmes que nous prêlevons sur lui.
Le jeune homme ne rencontre aucun intêrêt vivace dans ce monde de servilisme et d’ambition mesquine. Et pourtant, c’est ' dans cette sociêtê qu’il est condamnê à vivre, car le peuple est encore plus êloignê de lui. «Ce monde» est au moins composê d'êtres dêchus de la même espèce, tandis qu’il n’y a rien de commun entre lui et le peuple. Les traditions ont êtê si bien rompues par Pierre Ier qu’il n’y a pas de force humaine capable de les rêunir, au moins quant à prêsent. Il nous reste l’isolement ou la lutte, et nous n’avons pas assez de force morale ni pour le premier ni pour la seconde. C’est ainsi qu’on se fait Onêguine, si l’on ne pêrit pas dans les maisons publiques ou dans les casemates d’une forteresse.
Nous avons volê la civilisation, et Jupiter veut nous punir avec le même acharnement qu’il a mis à tourmenter Pro-mêthêe.
A côtê d’Onêguine, Pouchkine a placê Vladimir Lênski, autre victime de la vie russe, le vice-versa d’Onêguine. C’est la souffrance aiguë, à côtê de la souffrance chronique. C’est une de ces natures virginales, pures, qui ne peuvent s’acclimater dans un milieu corrompu et fou, qui ont acceptê la vie, mais ne peuvent rien accepter de plus du sol immonde, si ce n’est la mort. Victimes expiatoires, ces adolescents passent jeunes, pâles, marquês au front par la fatalitê, comme un reproche, comme un remords et laissent encore plus noire la nuit triste dans laquelle «nous nous mouvons et sommes».
Pouchkine a tracê le caractère de Lênski avec cette tendresse, qu’on a pour les rêves de sa jeunesse, pour les rêminiscences de ce temps où l’on a êtê si plein d’espêrance, de puretê, d’ignorance. Lênski est le dernier cri de conscience d’Onêguine, car c’est lui-même, c’est son idêal de jeunesse. Le poète a vu qu’un tel homme n’avait riea à faire en Russie, il l’a tuê d3 la main d’Onêguine, d’Onêguine qui l’aimait et qui, en le visant, ne voulait pas le blesser. Pouchkine s’est effrayê lui-même de cette fin tragique, il se presse de consoler le lecteur, en lui traèant la via banale qui attendait le jeune poète.
A côtê de Pouchkine se place aussi un Lênski — ce fut Vênê-vitinoff, âme candide et poêtique êcrasêe par les mains grossières de la vie russe, à vingt-deux ans.
Entre ces deux types, entre l’enthousiaste dêvouê, entre le poète, et de l’autre côtê, l’homme fatiguê, aigri, inutile; eutre la tombe de Lênski et l’ennui d’Onêguine, se traîne le fleuve profond et bourbeux de la Russie civilisêe, avec ses aristocrates, bureaucrates, officiers, gendarmes, grands-ducs et empereur, masse informe et muette de bassesse, de servilisme, de fêrocitê et d’envie, qui entraîne et engloutit tout, «ce gouffre, comme dit Pouchkine, où, cher lecteur, nous nous baignons avec vous».
Pouchkine a dêbutê par des poêsies rêvolutionnaires d’une grande beautê. Alexandre l’a exilê de Pêtersbourg sur les confins mêridionaux de l’empire; nouvel Ovide, il passa l'êpoque de sa vie de 1819 à 1825 dans la Chersonèse taurique. Sêparê de ses amis, loin du mouvement politique, au centre d’une nature magnifique mais sauvage, Pouchkine, poète avant tout, se concentra dans son lyrisme; ses pièces lyriques sont les phases de sa vie, la biographie de son âme; on y trouve les vestiges de tout ce qui êmouvait cette âme de feu, la vêritê et l’erreur, l’entraînement passager d’un moment et les sympathies profondes et êternelles.
Nicolas rappela Pouchkine de l’exil quelques jours après avoir fait pendre les hêros du 14 dêcembre. Il voulut le perdre dans l’opinion publique par sa grâce, le rêduire par ses bontês.
Pouchkine rentra et ne reconnut plus ni la sociêtê de Moscou ni la sociêtê de Pêtersbourg. Il ne trouva plus ses amis, on n’osait même pas profêrer leur nom, on ne parlait que d’arrestations, de visites domiciliaires, d’exil; tout êtait sombre et terrifiê. Il rencontra un instant Mickiewicz, cet autre poète slave; ils se tendirent la main comme au milieu d’un cimetière. L’orage grondait sur leurs têtes: Pouchkine revenait de l’exil, Mickiewicz s’y rendait. Leur entrevue fut lugubre, mais ils ne se comprirent pas. Le cours de Mickiewicz, au Collège de France, a mis au jour le dissentiment qui existait entre eux; pour un Polonais et un Russe le temps de se comprendre n'êtait pas encore arrivê.
Nicolas, continuant la comêdie, nomma Pouchkine gentilhomme de la chambre. Celui-ci saisit le trait et ne vint pas à la cour. On lui prêsenta alors l’alternative de se rendre au Caucase ou de revêtir l’habit de cour. Il êtait dêjà mariê à une femme qui a causê ensuite sa perte, un second exii qui paraissait plus pênible que le premier, — il opta pour la cour. On reconnaît le mauvais côtê du caractère russe dans ce manque de fiertê, de rêsistance, dans cette souplesse douteuse.
Le grand-duc hêritier le complimentant un jour à l’occasion de sa promotion, «Altesse, lui rêpondit Pouchkine, vous êtes le premier qui me fêlicitez à ce sujet».
En 1837, Pouchkine fut tuê en duel par un de ces spadassins êtrangers qui, comme les mercenaires du moyen âge ou les Suisses de nos jours, vont mettre leur êpêe au service de tout despotisme. Il tomba au milieu de la plênitude de ses forces, sans avoir achevê ses chants, sans avoir dit ce qu’il avait à dire.
Tout Pêtersbourg, à l’exception de la cour et de son entourage, pleura; ce fut alors seulement qu’on vit quelle popularitê il avait acquise. Pendant son agonie, une foule compacte se pressait autour de sa maison pour avoir des nouvelles de sa santê. Gomme c'êtait à deux pas du Palais d’hiver, l’empereur put, de ses fenêtres, contempler la foule; il en conèut de la jalousie et confisqua au public les funêrailles du poète; on transporta furtivement, par une nuit glaciale, le corps de Pouchkine, entourê de gendarmes et d’agents de police, dans une tout autre êglise que celle de sa paroisse; là, un prêtre lut hâtivement la messe des morts, un traîneau emporta le corps du poète dans un couvent du gouvernement de Pskov, où se trouvaient ses terres. Lorsque la foule ainsi trompêe se porta à l'êglise où avait êtê dêposê le dêfunt, la neige avait dêjà effacê toute trace du convoi.
Un sort terrible et sombre est rêservê chez nous à quiconque ose lever la tête au-dessus du niveau tracê par le sceptre impêrial; poète, citoyen, penseur, une fatalitê inexorable les pousse dans la tombe. L’histoire de notre littêrature est un martyrologe ou un registre des bagnes. Geux-mêmes que le gouvernement a êpargnês pêrissent, à peine êclos, se pressant de quitter la vie.
Là sotto i giorni brevi e nebulosi
Nasce uua gente a cui il morir non duo le.
Rylêieff pendu par Nicolas.
Pouchkine tuê dans un duel, à trente-huit ans.
Griboïêdoff assassinê à Têhêran.
Lermontoff tuê dans un duel, à 30 ans, au Caucase.
Vênêvitinoff tuê par la sociêtê, à vingt-deux ans.
Koltzoff tuê par sa famille, à trente-trois ans.
Bêlinnski tuê, à trente-cinq ans, par la faim et la misère.
Polêjaïeif mort dans un hôpital militaire, après avoir êtê forcê de servir comme soldat au Caucase pendant huit annêes.
Baratynski mort après un exil de douze ans.
Bestoujeff succombê au Caucase tout jeune encore, après les travaux forcês en Sibêrie…
«Malheur, dit l’Ecriture, aux peuples qui lapident leurs prophètes!» Mais le peuple russe n’a rien à craindre, car il n’y a rien à ajouter à son malheureux sort.
V
правитьLes vingt-cinq annêes qui suivent le 14 (26) dêcembre sont plus difficiles à caractêriser que toute l'êpoque êcoulêe depuis Pierre Ier. Deux courants en sens inverse, l’un à la surlace, l’autre à une profondeur où on le distingue à peine, embrouillent l’observation. A l’apparence, la Russie restait immobile, elle paraissait même reculer; mais, au fond, tout prenait une face nouvelle, les questions devenaient plus compliquêes, les solutions moins simples.
A la surface de la Russie officielle, «de l’empire des faèades», on ne voyait que des pertes, une rêaction fêroce, des persêcutions inhumaines, un redoublement de despotisme. On voyait Nicolas entourê de mêdiocritês, de soldats de parades, d’Allemands de la Baltique et de conservateurs sauvages, lui-même "mêfiant, froid, obstinê, sans pitiê, sans hauteur d'âme, mêdiocre comme son entourage. Immêdiatement au-dessous de lui se rangeait la .haute sociêtê qui, au premier coup de tonnerre qui êclata sur sa tête après le 14 dêcembre, avait perdu les notions à peine acquises d’honneur et de dignitê. L’aristocratie russe ne se releva plus sous le règne de Nicolas, sa fleuraison êtait passêe; tout ce qu’il y avait de noble et de gênêreux dans son sein êtait aux mines ou en Sibêrie. Ce qui restait ou se maintint dans les bonnes grâces du maître, tomba à ce degrê d’abjection ou de servilisme qu’on connaît par le tableau qu’en a tracê M. de Custine.
Venaient ensuite les officiers de la garde; de brillants et civilisês ils devinrent de plus en plus des sergents encroûtês. Jusqu'à l’annêe 1825, tout ce qui portait l’habit civil reconnaissait la supêrioritê des êpaulettes. Pour être comme il faut, il fallait avoir servi une couple d’annêes à la garde, ou au moins dans la cavalerie. Les officiers êtaient l'âme des rêunions, les hêros des fêtes et des bals, et, pour dire la vêritê, cette prêdilection n'êtait pas dênuêe de fondement. Les militaires êtaient plus indêpendants et se tenaient sur un pied plus digne que les bureaucrates rampants et pusillanimes. Les choses prirent une autre face, la garde par- * tagea le sort de l’aristocratie; les meilleurs officiers êtaient exilês, un grand nombre d’autres abandonnèrent le service, ne pouvant supporter le ton grossier et impertinent introduit par Nicolas. On se hâtait de remplir les places vides par de bons troupiers ou des piliers de caserne et de manège. Les officiers tombèrent dans l’estime de la sociêtê, l’habit noir prit le dessus, et l’uniforme ne domina que dans les petites villes de province et à la "our, ce premier corps de garde de l’empire. Les membres de la famille impêriale, de même que son chef, marquent, pour les militaires, une prêfêrence outrêe et illicite dans leur position. La froideur du public pour l’uniforme n’allait cependant pas jusqu'à l’admission des employês civils dans la sociêtê. Même dans les provinces, on avait une rêpulsion invincible pour eux, ce qui n’empêcha pas du reste que l’influence des bureaucrates ne s’accrût. Toute l’administration devint, d’aristocratique et d’ignorante qu’elle êtait, rabuliste et mesquine, après 1825. Les ministères se changèrent en bureaux, leurs chefs et les fonctionnaires supêrieurs devinrent des hommes d’affaires ou des scribes. Ils êtaient par rapport au civil ce que les troupiers dêsespêrants êtaient à la garde. Connaisseurs consommês de toutes les formalitês, exêcuteurs froids et dêpourvus de raisonnement des ordres supêrieurs, ils êtaient dêvouês au gouvernement par amour de concussion. Il fallait à Nicolas de tels officiers et de tels administrateurs.
La caserne et la chancellerie, êtaient devenues les pivots de la science politique de Nicolas. Une discipline aveugle et dênuêe de sens commun, accouplêe au formalisme inanimê des buralistes autrichiens, tels sont les ressorts de l’organisation cêlèbre du pouvoir fort en Russie. Quelle pauvretê de pensêe gouvernementale, quelle prose d’absolutisme et quelle pitoyable banalitê! C’est la forme la plus simple et la plus brutale du despotisme.
Ajoutons à cela le cXe Bênkêndorf, chef du corps des gendarmes, formant une inquisition armêe, une maèonnerie policière qui avait ses frères êcouteurs et êcoutants dans tous les coins de l’empire, de Riga à Nertchinsk; prêsident de la 3e section de la chancellerie de Sa Majestê (telle est la dênomination du bureau central de l’espionnage), jugeant tout, cassant les dêcisions des tribunaux, se mêlant de tout et surtout des dêlits politiques. Devant ce bureau-tribunal se voyait traduite de temps à autre la civilisation, sous les traits de quelque littêrateur ou êtudiant, qu’on exilait ou enfermait dans la forteresse et qui êtait bientôt remplacê par un autre.
En un mot, à la vue de la Russie officielle, on n’avait que le dêsespoir au cœur; d’un côtê, la Pologne dissêminêe, martyrisêe avec une tênacitê êpouvantable; de l’autre, la dêmence d’une guerre qui n’a pas discontinuê pendant tout le règne et qui engloutit des armêes sans avancer d’un pas notre domination au Caucase; au centre, avilissement gênêral et incapacitê gouvernementale.
Mais à l’intêrieur il se faisait un grand travail, un travail sourd et muet, mais actif et non interrompu: le mêcontentement croissait partout, les idêes rêvolutionnaires ont plus gagnê de terrain dans ces vingt-cinq annêes que durant le siècle entier qui les a prêcêdêes, et pourtant, elles ne pênêtraient pas jusqu’au peuple.
Le peuple russe continuait à se tenir êloignê des sphères politiques; il n’avait guère de raisons pour prendre part au travail qui s’opêrait dans les autres couches de la nation. Les longues souffrances obligent à une dignitê de son genre; le peuple russe a trop souffert pour avoir le droit de s’agiter pour une petite amêlioration de son êtat, il vaut mieux rester franchement un mendiant en haillons que de revêtir un habit rapiêcê. Mais s’il ne prenait aucune part dans le mouvement des idêes qui occupait les autres classes, cela ne signifie nullement qu’il ne se passât rien dans son âme. Le peuple russe respire plus lourdement que jadis, son regard est plus triste; l’injustice du servage et le pillage des fonctionnaires publics deviennent pour lui plus insupportables. Le gouvernement a troublê le calme de la commune par l’organisation forcêe des travaux; on a emprisonnê et restreint le repos du paysan dans sa cabane par l’introduction de la police rurale (stanovye pristavy) dans les villages mêmes. Les procès contre les incendiaires, les meurtres des seigneurs, les insurrections de paysans s’augmentèrent dans une grande proportion. L’immense population des dissidents murmure; exploitêe, opprimêe par le clergê et la police, elle est bien loin de se rallier, et l’on entend parfois dans ces mers mortes et inaccessibles pour nous des sons vagues qui prêsagent des tempêtes terribles. Ce mêcontentement du peuple russe dont nous parlons n’est point visible au regard superficiel. La Russie paraît toujours si tranquille qu’on a de la peine à croire qu’il s’y passe quelque cbose. Peu de gens savent ce qui se fait derrière le linceul dont le gouvernement couvre les cadavres, les taches de sang, les exêcutions militaires, disant avec hypocrisie et arrogance qu’il n’y a ni sang ni cadavres derrière ce linceul. Que savons-nous des incendiaires de Simbirsk, du massacre des seigneurs, organisê simultanêment par un nombre de villages, que savons-nous des rêvoltes partielles qui ont êclatê lors de l’introduction de la nouvelle administration par Kissêloff, que savons-nous des insurrections de Kazan, de Viatka, de Tambov, où l’on a dû avoir recours aux canons?..
Le travail intellectuel dont nous parlions ne se faisait ni au sommet de l’Etat, ni à sa base, mais entre les deux, c’est-à-dire en majeure partie entre la petite et la moyenne noblesse. Les faits que nous citerons ne paraissent pas avoir une grande importance, mais il ne faut pas oublier que la propagande, comme toute êducation, a peu d'êclat, surtout lorsqu’elle n’ose même pas paraître au grand jour.
L’influence de la littêrature s’accroît notablement et pênètre beaucoup plus loin que jadis: elle ne trahit pas sa mission et reste libêrale et propagandiste, autant que cela est possible avec la censure.
La soif de l’instruction s’empare de toute la nouvelle gênêration; les êcoles civiles ou militaires, les gymnases, les lycêes, les acadêmies regorgent d'êlèves; les enfants des parents les plus pauvres se pressent aux diffêrents instituts. Le gouvernement qui allêchait encore en 1804 par des privilèges les enfants à l'êcole, arrête par tous les moyens leur affluence; on crêe des difficultês à l’admission, aux examens; on impose les êlèves; le ministre de l’instruction publique limite par une ordonnance l’instruction des serfs. Cependant l’Universitê de Moscou devient la cathêdrale de la civilisation russe; l’empereur la dêteste, la boude, il exile chaque annêe une fournêe de ses êlèves, il ne l’honore pas de ses visites en passant à Moscou, mais l’Universitê fleurit, gagne en influence; mal vue, elle n’attend rien, poursuit son travail et devient une vêritable puissance. L'êlite de la jeunesse des provinces avoisinant Moscou se porte à son Universitê, et chaque annêe une phalange de licenciês se rêpandent dans tout l’Etat en fonctionnaires, mêdecins ou prêcepteurs..
Au fond des provinces, et principalement à Moscou s’augmentait à vue d'œil une classe d’hommes indêpendants, n’acceptant aucun service public et s’occupant de la gestion de leurs biens, de science, de littêrature; ne demandant rien au gouvernement, si ce n’est de les laisser tranquilles. C'êtait tout le contraire de la noblesse de Pêtersbourg, attachêe au service public et à la cour, dêvorêe d’une ambition servile, qui attendait tout du gouvernement et ne vivait que par lui. Ne rien solliciter, rester indêpendant, ne pas chercher de fonctions, cela s’appelle, sous un rêgime despotique, faire de l’opposition. Le gouvernement voyait d’un mauvais œil ces fainêants et en êtait mêcontent. Ils formaient en effet un noyau d’hommes civilisês et mal disposês à l'êgard du rêgime pêtersbourgeois. Les uns passaient des annêes entières en pays êtrangers, important de là des idêes libêrales; les autres venaient pour quelques mois à Moscou, s’enfermaient le reste de l’annêe dans leurs terres où ils lisaient tout ce qui paraissait de nouveau et se tenaient au courant de la marche intellectuelle en Europe. La lecture devint un objet de mode parmi les nobles de la province. On se piquait d’avoir des bibliothèques, on faisait venir au moins les nouveaux romans franèais, le Journal des Dêbats et la Gazette d’Augsbourg; possêder des livres prohibês formait le suprême bon genre. Je ne connais pas une seule maison bien tenue où il n’y ait eu l’ouvrage de,M. de Custine sur la Rus^ sie, spêcialement dêfendu par Nicolas. Privêe de toute action, placêe sous la menace incessante de la police secrète, la jeunesse se plongeait avec d’autant plus de ferveur dans la lecture. La masse d’idêes en circulation s’augmentait.
Mais quelles furent les nouvelles pensêes, les tendances qui se produisirent après le 14 dêcembre? {*}
{* Ce n’est pas saas une certaine frayeur que j’aborde cette partie de ma revue.
On comprendra qu’il m’est impossible de tout dire, de nommer les personnes dans beaucoup de cas; pour parler d’un Russe, il faut le savoir sous terre ou en Sibêrie. Je ne me suis même pas dêcidê à cette publication qu’après de mûres rêflexions; le mutisme soutient le despotisme, les choses qu’on n’ose pas dire n’existent qu'à demi.}
Les premières annêes qui suivirent 1825 furent terribles. Il fallait une dizaine d’annêes avant de se retrouver dans cette malheureuse position d’asservissement et de persêcution. Un dêsespoir profond et un abattement gênêral s'êtaient emparês des hommes. La haute sociêtê se hâtait, avec un empressement lâche et vil, de renier tous les sentiments humains, toutes les pensêes civilisêes. Il n’y avait presque pas de famille aristocratique qui n’eût de proches parents au nombre des exilês et presque aucune d’elles n’osa porter le deuil ou laisser percer des regrets. Et lorsqu’on se dêtournait de ce triste spectacle de servilisme, lorsqu’on se concentrait dans la mêditation pour y trouver un conseil ou un espo;r, on rencontrait une pensêe terrible qui faisait glacer le cœur.
Plus d’illusion possible: le peuple resta spectateur indiffêrent du 14 dêcembre. Tout homme consciencieux voyait le rêsultat terrible du divorce complet d’entre la Russie nationale et la Russie europêisêe. Tout lien actif êtait rompu entre les deux partis, il fallait le renouer, mais de quelle manière? C'êtait là une grande question. Les uns pensaient qu’on n’arriverait à rien en laissant la Russie à la remorque de l’Europe; ils fondaient leurs espêrances, non sur l’avenir, mais sur le retour au passê. Les autres ne voyaient dans l’avenir que malheur et dêsolation. Ils maudissaient la civilisation hybride et le peuple apathique. Une tristesse profonde s’empara de l'âme de tous les hommes pensants.
Le chant sonore et large de Pouchkine rêsonnait seul dans les plaines de l’esclavage et du tourment; ce chant prolongeait l'êpoque passêe, remplissait de ses sons mâles le prêsent et envoyait sa voix à l’avenir lointain. La poêsie de Pouckhine êtait un gage et une consolation. Les poètes qui vivent dans les temps de dêsespoir et de dêcadence n’ont pas de chants pareils; ils ne conviennent guère aux enterrements.
L’inspiration de Pouckhine ne l’a pas trompê. Le sang qui avait affluê au cœur frappê de terreur ne pouvait s’y arrêter: il recommenèa bientôt à se manifester à l’extêrieur.
Dêjà on voyait un publiciste êlever courageusement la voix pour rallier les timorês. Cet homme qui avait passê toute sa jeunesse en Sibêrie, sa patrie, s’occupant du commerce qui ne tarda pas à le dêgoûter, s’adonna à la lecture. Dênuê de toute instruction, il apprit sans maître le franèais et l’allemand et vint se fixer à Moscou. Là, sans collaborateurs, sans connaissances, sans nom dans la littêrature, il conèut l’idêe de rêdiger une revue mensuelle. Il êtonna bientôt les lecteurs par la variêtê encyclopêdique de ses articles. Il êcrivait hardiment sur la jurisprudence et sur la musique, sur la mêdecine et sur la langue sanscrite. L’histoire russe êtait une de ses spêcialitês, ce qui ne l’empêchait pas d'êcrire des nouvelles, des romans et enfin des critiques, dans lesquelles il obtint bientôt un grand succès.
Dans les êcrits de Polêvoï on chercherait en vain une grande êrudition, une profondeur philosophique, mais il savait, dans chaque question, relever le côtê humanitaire; ses sympathies êtaient libêrales. Sa revue, le Têlêgraphe de Moscou, a eu une grande influence, et nous devons d’autant plus reconnaître le service qu’elle a rendu, qu’elle se publiait dans le temps le plus sinistre. Que pouvait-on êcrire le lendemain de l’insurrection, la veille des exêcutions? La position de Polêvoï êtait très difficile. Son obscuritê d’alors le sauva des persêcutions. On êcrivait peu à cette êpoque; une moitiê des hommes de lettres êtait en exil, l’autre se taisait. Un petit nombre de renêgats, comme les frères siamois Gretch et Boulgarine, s'êtaient ralliês au gouvernement, après avoir couvert leur participation au 14 dêcembre par des dênonciations contre leurs amis et par la suppression d’un prote qui avait composê sous leurs ordres, à l’imprimerie de Gretch, des proclamations rêvolutionnaires. Ils dominaient à eux seuls alors le journalisme de Pêtersbourg. Us y faisaient de la police et non de la littêrature. Polêvoï sut se maintenir contre toute rêaction jusqu’en 1834, sans trahir la cause; nous ne devons pas l’oublier.
Polêvoï a commencê à dêmocratiser la littêrature russe, il la fit descendre de ses hauteurs aristocratiques et la rendit plus populaire ou au moins plus bourgeoise. Ses plus grands ennemis êtaient les autoritês littêraires qu’il attaqua avec une ironie impitoyable. Il avait complètement raison dêpenser que tout anêantissement d’autoritê est un acte rêvolutionnaire et que l’homme qui a su s'êmanciper de l’oppression des grands noms et des autoritês scolastiques ne peut rester entièrement esclave religieux, ni esclave civil. Avant Polêvoï, les critiques se hasardaient quelquefois, au milieu d’une quantitê de rêticences et d’excuses, à de lêgères observations sur Derjavine, Karamzine, ou sur Dmi-trieff, tout en reconnaissant que leur grandeur êtait incontestable. Polêvoï se mit, dès le premier jour, sur un pied de parfaite êgalitê, et commenèa à s’en prendre aux figures graves et dogmatiques de ces grands maîtres. Le vieillard Dmitrieff, poète et ci-devant ministre de la justice, parlait avec tristesse et effroi de l’anarchie littêraire qu’introduisait Polêvoï par son manque de respect pour les hommes dont les services êtaient reconnus par le pays entier.
Polêvoï n’attaqua pas seulement les autoritês littêraires, mais encore les savants; il osait douter de leur science, lui, le petit nêgociant sibêrien qui n’avait pas fait d'êtudes. Les savants ex offi-cio se lièrent avec les littêrateurs êmêrites aux cheveux blancs et commencèrent une guerre en règle contre le journaliste insurgê.
Polêvoï, connaissant le goût du public, anêantissait ses ennemis par des articles mordants. Il rêpondait par une plaisanterie aux observations savantes et par une impertinence qui faisait rire aux êclats à une dissertation ennuyeuse. On ne peut se faire une idêe de la curiositê avec laquelle le public suivait la marche de cette polêmique. On eût dit qu’il comprenait qu’en attaquant les autoritês littêraires, Polêvoï avait en vue d’autres autoritês. Il profitait en effet de chaque occasion pour toucher les questions les plus êpineuses de la politique et il le faisait avec une adresse admirable. Il disait presque tout, sans qu’on pût jamais s’en prendre à lui. Il faut le dire, la censure contribue puissamment à dêvelopper le style et l’art de maîtriser sa parole. L’homme, irritê par un obstacle qui l’offense, veut le vaincre et y parvient presque toujours. La pêriphrase porte en elle les traces de l'êmotion, de la lutte; elle est plus passionnêe que le simple ênoncê. Un mot sous-entendu est plus fort sous son voile, toujours transparent pour celui qui veut comprendre. La parole comprimêe concentre plus de sens, elle est aigrie; parler de la manière que la pensêe soit lucide mais que les mots viennent au lecteur lui-même, c’est la meilleure manière de convaincre. Les sous-entendus augmentent la force de la parole, la nuditê comprime l’imagination.Le lecteur qui sait combien l'êcrivain doit se tenir en garde lit avec attention; un lien secret s'êtablit entre lui et l’auteur: l’un cache ce qu’il êcrit, l’autre ce qu’il comprend. La censure aussi est une toile d’araignêe qui prend les petites mouches et que les grandes dêchirent. Les personnalitês, les allusions meurent sous l’encre rouge; les pensêes ênergiques, la poêsie vêritable passent avec mêpris à travers ce vestiaire, en se laissant tout au plus un peu brosser[8].
Avec le Têlêgraphe, les revues commencent à dominer dans la littêrature russe. Elles absorbent tout le mouvement intellectuel. On achetait peu de livres, les meilleures poêsies et nouvelles voyaient le jour dans les revues, et il fallait quelque chose d’extraordinaire, un poème de Pouckhine ou un roman de Gogol, pour attirer l’attention d’un public aussi clairsemê, que l’est celui des lecteurs en Russie. Dans aucun pays, l’Angleterre exceptêe, l’influence des revues n’a êtê aussi grande. C’est en effet la meilleure forme pour rêpandre la lumière dans un pays vaste. Le Têlêgraphe, le Messager de Moscou, le Têlescope, la Bibliothèque de lecture, les Annales patriotiques et leur fils naturel le Contemporain, sans êgard à leur tendance très diverse, ont rêpandu une quantitê immense de connaissances, de notions, d’idêes pendant les dernières vingt-cinq annêes. Elles mettaient les habitants des gouvernements d’Omsk et de Tobolsk dans la possibilitê de lire les romans de Dickens ou de George Sand, deux mois après leur apparition à Londres ou à Paris. Leur pêriodicitê même avait l’avantage de rêveiller les lecteurs paresseux.
Polêvoï a trouvê le moyen de continuer le Têlêgraphe jusqu’en 1834. Et pourtant la persêcution de la pensêe redoubla après la rêvolution de Pologne. L’absolutisme vainqueur perdit toute fausse honte, toute pudeur. On punissait les espiègleries d'êcoliers comme des rêvoltes à main armêe, on exilait des enfants de 15 à 16 ans, on les faisait soldats à vie. Un êtudiant de l’Universitê de Moscou, Polêjaïeff, dêjà connu par ses poêsies, fit quelques vers libêraux. Nicolas, sans le faire juger, le fit venir chez lui, lui ordonna de lire ses vers à haute voix, l’embrassa et l’envoya comme simple soldat dans un rêgiment, peine absurde qui ne pouvait surgir que dans l’esprit d’un gouvernement insensê qui prend l’armêe russe pour une maison de correction ou pour un bagne. Huit ans après, le soldat Polêjaïeff mourut à l’hôpital militaire. Un an plus tard, les frères Kritzki, êgalement êtudiants de Moscou, allaient aux colonies disciplinaires pour avoir, si je ne me trompe pas, cassê le buste de l’empereur. Depuis, personne n’a entendu parler d’eux. En 1832, sous le prêtexte d’une sociêtê secrète, on arrêtait une douzaine d'êtudiants qu’on envoyait ensuite aux garnisons d’Orenbourg où on leur adjoignait le fils d’un ministre luthêrien, Jules Kolreif, qui n’a jamais êtê sujet russe, qui ne s’est jamais occupê que de musique, mais qui avait osê dire qu’il ne voyait pas de devoir à dênoncer ses amis. En 1834, on nous jeta, mes amis et moi, dans les prisons, et, après huit mois, on nous exila en qualitê de scribes aux chancelleries des provinces êloignêes. On nous accusait de l’intention de former une sociêtê secrète et de vouloir faire de la propagande saint-simonien-ne; on nous lut, par forme de mauvaise plaisanterie, la sentence de mort et l’on nous annonèa que l’empereur, avec la bontê impardonnable qui le caractêrise, n’avait ordonnê contre nous qu’une peine correctionnelle — l’exil. Cette punition a durê plus de cinq ans.
Le Têlêgraphe fut suspendu le même an 1834. Polêvoï, en perdant son journal, se trouva dêroutê. Ses essais littêraires ne marchèrent plus; aigri et dêsappointê, il quitta Moscou pour aller vivre à Pêtersbourg. Un êtonnement douloureux accueillit les premiers numêros de sa nouvelle revue (Le Fils de la Patrie). Il devint soumis, ilatteur. C'êtait triste de voir ce lutteur audacieux, cet ouvrier infatigable, qui avait su traverser les temps les plus difficiles, sans dêserter son poste, transiger avec ses ennemis, dès qu’on eut suspendu sa revue. C'êtait triste d’entendre le nom de Polêvoï accouplê aux noms de Gretch et de Boulgarine, triste aussi d’assister à la reprêsentation de ses pièces dramatiques applaudies par les agents secrets et les laquais officiels.
Polêvoï sentait sa chute, il en souffrait, il devint abattu. Il voulait même sortir de sa fausse position, se justifier, mais il n’en avait pas la force et il se compromettait ainsi auprès du gouvernement sans rien gagner vis-à-vis du public. Sa nature plus noble que sa conduite ne pouvait supporter longtemps cette lutte. Il mourut bientôt, laissant ses affaires dans un dêsarroi complet. Toutes ses concessions ne lui ont rien apportê.
Il y eut deux continuateurs de l'œuvre de Polêvoï, Sênkofski et Bêlinnski.
Sênkofski, Polonais russifiê, orientaliste et acadêmicien, a êtê un êcrivain plein d’esprit, grand travailleur, sans aucune opinion, à moins d’appeler opinion un profond mêpris des hommes et des choses, des convictions et des thêories. Sênkofski fut le vêritable reprêsentant du pli que l’esprit public avait pris depuis 1825, un vernis brillant mais glacê, un sourire de dêdain qui cachait souvent un remords, une soif de jouissance aiguillonnêe par l’incertitude qui planait sur le sort de chaque homme, un matêrialisme moqueur et pourtant triste, des plaisanteries gênêes d’homme en prison.
Bêlinnski fut l’antithèse de Sênkofski, c'êtait un type de la jeunesse studieuse de Moscou, martyr de ses doutes et de ses pensêes, enthousiaste, poète dans la dialectique, froissê par tout ce qui l’entourait, il se consumait en tourments. Cet homme palpitait d’indignation et frêmissait de rage au spectacle êternel de l’absolutisme russe.
Sênkofski fonda sa revue comme on fonde une entreprise commerciale. Nous ne partageons pas cependant l’avis de ceux qui voyaient en elle une tendance gouvernementale. Elle fut lue avec aviditê dans toute la Russie, ce qui n’est jamais arrivê à un journal ou à un livre êcrit dans les intêrêts du pouvoir.L’Abeille du Nord protêgêe par la police, n’a fait une exception à cette règle qu’en apparence, c'êtait la seule feuille politique et non officielle qui fût tolêrêe, ce qui explique sa vogue; mais dès que les journaux officiels ont eu une rêdaction supportable, l’Abeille du Nord a êtê dêlaissêe par ses lecteurs. Il n’y a pas de gloire, de rêputation qui ait pu supporter le contact mortel et avilissant du gouvernement. Tous ceux qui lisent en Russie dêtestent le pouvoir; tous ceux qui l’aiment ne lisent pas ou ne lisent que des futilitês franèaises. Pouchkine, la plus grande illustration russe, a êtê dêlaissê quelque temps pour un compliment qu’il a fait à Nicolas, après le cholêra, et pour deux poêsies politiques. Gogol, l’idole des lecteurs russes, tomba tout à coup dans le plus profond mêpris pour une brochure servile. Polêvoï s'êclipsa le jour où il fit alliance avec le gouvernement. On ne pardonne pas "n Russie à un renêgat.
Sênkofski parlait avec mêpris du libêralisme et de la science, mais en revanche, il n’avait de respect pour rien. Il s’imaginait être êminemment pratique, parce qu’il prêchait un matêrialisme thêorique, et, comme tous les thêoriciens, il a êtê dêpassê par d’autres thêoriciens beaucoup plus abstraits, mais qui avaient des convictions ardentes, ce qui est infiniment plus pratique et plus près de l’action que la practologie.
Ridiculisant tout ce qu’il y a de plus sacrê pour l’homme, Sênkof ski, sans le vouloir, dêtruisait dans les esprits le monarchisme. Prêchant le confort, les joies sensuelles, il amenait les hommes à la pensêe très simple qu’il est impossible de jouir en pensant continuellement aux gendarmes, aux dênonciations et à la Sibêrie, que la peur n’est pas confortable, et qu’il n’y a pas d’homme qui puisse bien dîner s’il ne sait pas où il couchera.
Sênkofski êtait de son temps; en balayant à l’entrêe d’une nouvelle êpoque, il mêlait des objets de valeur avec la poussière, mais il dêblayait le terrain pour un autre temps qu’il ne comprenait pas. Il le sentait lui-même, et, dès que quelque chose de nouveau et d'ênergique eut percê dans la littêrature, Sênkofski plia ses voiles, et s’effaèa bientôt complètement.
Sênkofski avait êtê entourê d’un cercle de jeunes littêrateurs qu’il perdait en corrompant leur goût. Ils introduisirent un genre qui paraissait brillant à la première vue et frelatê à la seconde. Poêsie de Pêtersbourg, ou mieux encore de Vassilei-Ostrov[9], il n’y avait rien de vivant, de rêel dans les images hystêriques qu'êvoquaient les Koukolnik, les Bênêdiktoff, les Timo-fêieff etc.De pareilles fleurs ne pouvaient s'êpanouir qu’aux pieds «du trône impêrial et à l’ombre de la forteresse de Pierre et Paul.
A Moscou, la revue qui remplaèa le Têlêgraphe supprimê fut le Têlescope; cette revue n’a pas eu autant de longêvitê que celle qui l’avait prêcêdêe, mais sa mort fut des plus glorieuses. Ce fut elle qui insêra la cêlèbre lettre de Tchaadaïeff. La revue fut immêdiatement supprimêe, le censeur mis à la retraite, le rêdacteur en chef exilê a Oust-Syssolsk. La publication de cette lettre fut un êvênement des plus graves. Ce fut un dêfi, un signe de rêveil; elle rompit la glace après le 14 dêcembre. Enfin, il vint un homme dont l'âme dêbordait d’amertume; il trouva une langue terrible pour dire avec une êloquence funèbre, avec un calme accablant tout ce qui s'êtait accumulê d’acerbe, en dix annêes, dans le cœur du Russe civilisê. Cette lettre fut le testament d’un homme qui abdique ses droits, non par amour pour ses hêritiers, mais par dêgoût; sêvère et froid, l’auteur demande compte à la Russie de toutes les souffrances dont elle abreuve un homme qui ose sortir de l'êtat de brute. Il veut savoir ce que nous achetons à ce prix, par quoi nous avons mêritê cette situation; il l’analyse avec une profondeur dêsespêrante, inexorable, et après avoir terminê cette vivisection, il se dêtourne avec horreur, en maudissant le pays dans son passê, dans son prêsent et dans son avenir. Oui, cette sombre voix ne se fit entendre que pour dire à la Russie qu’elle n’a jamais existê humainement, qu’elle ne reprêsente „qu’une lacune de l’intelligence humaine, qu’un exemple instructif pour l’Europe“. Il dit à la Russie que son passê a êtê inutile, que son prêsent est superflu et qu’elle n’a aucun avenir.
Sans être d’accord avec Tchaadaïeff, nous comprenons parfaitement la voie qui l’a conduit à ce point de vue noir et dêsespêrê; d’autant plus, que jusqu'à prêsent les faits parlent pour lui et non contre lui. Nous croyons; et lui, il n’a qu’a montrer du doigt; nous espêrons, et il lui suffit d’ouvrir un journal pour prouver qu’il a raison. La conclusion à laquelle arrive Tchaadaïeff ne peut soutenir aucune critique, et ce n’est point là qu’il faut chercher l’importance de cette publication; c’est par le lyrisme de son indignation austère qui secoue l'âme et la laisse longtemps sous une impression pênible, qu’elle conserve sa signification. On a reprochê à l’auteur sa duretê, mais c’est elle qui fait son plus grand mêrite. On ne doit pas nous mênager; nous oublions trop vite notre position, nous sommes trop habituês à nous distraire entre les murs d’une prison.
Un cri de douleur et de stupêfaction accueillit cet article, il effraya, il blessa même ceux qui en partageaient les sympathies, et pourtant il n’avait fait qu'ênoncer ce qui agitait vaguement l'âme de chacun de nous. Qui de nous n’a pas eu ces moments de colère, dans lesquels il haïssait ce pays qui n’a que des tourments pour rêponse à toutes les aspirations gênêreuses de l’homme, qui se hâte de nous rêveiller pour nous appliquer la torture? Qui de nous n’a pas dêsirê de s’arracher à tout jamais de cette prison qui occupe le quart du globe terrestre; à cet empire monstre où chaque commissaire de police est un souverain et le souverain un commissaire de police couronnê? Qui de nous ne s’est pas livrê à tous les entraînements pour oublier cet enfer frappê à la glace, pour obtenir quelques moments d’ivresse et de distraction? Nous voyons maintenant les choses d’une autre face, nous envisageons l’histoire russe d’une autre manière, mais il n’y a pas de raison pour nous rêtracter ou pour nous repentir de ces moments de dêsespoir; nous les avons payês trop cher pour les cêder; ils ont êtê notre droit, notre protestation, ils nous ont sauvês.
Tchaadaïeff se tut, mais on ne le laissa pas tranquille. Les aristocrates de Pêtersbourg, ces Bênkêndorf, ces Kleinmikhel s’offensèrent pour la Russie. Un grave allemand, Viguel, chef probablement protestant, du dêpartement des cultes, se gendarma pour l’orthodoxie russe. L’empereur fit dêclarer Tchaadaïeff atteint d’aliênation mentale. Cette farce de mauvais goût ramena à Tchaadaïeff même ses ennemis; son influence à Moscou s’en accrut. L’aristocratie même baissa la tête devant cet homme de la pensêe et l’entoura de respect et d’attention, donnant ainsi un dêmenti êclatant à la plaisanterie impêriale.
La lettre de Tchaadaïeff rêsonna comme une trompette d’appel; le signal fut donnê et de tous côtês partirent de nouvelles voix; de jeunes lutteurs entrèrent dans l’arène, têmoignant du travail silencieux qui s'êtait fait pendant ces dix annêes.
Le 14 (26) dêcembre avait trop profondêment tranchê le passê, pour qu’on eût pu continuer la littêrature qui l’avait prêcêdê. Le lendemain de ce grand jour pouvait venir encore un jeune homme plein des fantaisies et des idêes de 1825, Vênêvitinoff. Le dêsespoir, comme la douleur après une blessure, ne vient pas immêdiatement. Mais à peine eut-il prononcê quelques nobles paroles, qu’il disparut comme les fleurs d’un ciel plus doux qui meurent au souffle glacê de la Baltique.
Vênêvitinoff n'êtait pas nê viable pour la nouvelle atmosphère russe. Pour pouvoir supporter l’air de cette êpoque sinistre, il fallait une autre trempe, il fallait être habituê dès l’enfance à cette bise âpre et continue, il fallait s’acclimater aux doutes insolubles, aux vêritês les plus amères, à sa propre faiblesse, aux insultes de tous les jours; il fallait prendre l’habitude dès la plus tendre enfance de cacher tout ce qui agitait l'âme et de ne rien perdre de ce qu’on y avait enseveli; au contraire, de mûrir dans une colère muette tout ce qui se dêposait au cœur. Il fallait savoir haïr par amour, mêpriser par humanitê, il fallait avoir un orgueil sans bornes pour porter la tête haute les menottes aux mains et aux pieds.
Chaque chant d’Onêguine qui paraissait après 1825 êtait de plus en plus, profond. Le premier plan du poète avait êtê lêger, serein, il l’avait tracê dans un autre temps; il avait êtê entourê alors d’un monde qui se plaisait à ce rire ironique, mais bienveillant, enjouê. Les premiers chants d’Onêguine nous rappellent beaucoup le comique caustique mais cordial de Griboïêdoff. Les larmes et le rire, tout se changea.
Les deux poètes auxquels nous pensons et qui expriment la nouvelle êpoque de la poêsie russe, sont Lermontoff et Koltzoff. C'êtaient deux voix fortes venant de deux côtês opposês.
Rien ne peut dêmontrer avec plus de clartê le changement opêrê dans les esprits, depuis 1825, que la comparaison de Pouchkine et de Lermontoff. Pouchkine, souvent mêcontent et triste, froissê et plein d’indignation, est pourtant prêt à faire la paix. Il la dêsire, il n’en dêsespère pas; une corde de rêminiscence des temps de l’empereur Alexandre ne cessait de vibrer dans son cœur. Lermontoff êtait tellement habituê au dêsespoir, à l’antagonisme-, que non seulement il ne cherchait pas à en sortir, mais qu’il ne concevait la possibilitê ni d’une lutte, ni d’un accommodement. Lermontoff n’a jamais appris à espêrer, il ne se dêvouait pas, parce qu’il n’y avait rien qui sollicitât ce dêvoûment. Il ne portait pas sa tête avec fiertê au bourreau, comme Pestel et Rylêieff, parce qu’il ne pouvait croire à l’efficacitê du sacrifice; il se jeta de côtê et pêrit pour rien.
Le coup de pistolet qui avait tuê Pouchkine rêveilla l'âme de Lermontoff. Il êcrivit une ode ênergique dans laquelle, flêtrissant les viles intrigues qui avaient prêcêdê le duel, intrigues-tramêes par des ministres littêrateurs et des journalistes espions, il s'êcria avec une indignation de jeune homme: „Vengeance, empereur, vengeance!“ Le poète expia cette seule inconsêquence par un exil au Caucase. Cela se passa en 1837; en 1841, le corps de Lermontoff descendit dans une fosse aux pieds des monts du Caucase,
И то, что ты сказал перед кончиной
Из слушавших тебя не понял ни единый…
…Твоих последних слов
Глубокое и горькое значенье
Потеряно…
„Et ce que tu as dit avant ta fin, personne ne l’a compris de ceux qui t'êcoutèrent. Le sens profond et amer de tes dernières 'paroles est perdu“[10].
Par bonheur, nous n’avons pas perdu ce que Lermontoff a êcrit durant les quatre dernières annêes de sa vie. Il appartient entièrement à notre gênêration. Nous tous, nous êtions trop jeunes pour prendre part au 14 dêcembre. Rêveillês par ce grand jour, nous ne vîmes que des exêcutions et des bannissements. Rêduits à un silence forcê, êtouffant nos pleurs, nous avons appris à nous concentrer, à couver nos pensêes, et quelles pensêes? Ce n'êtaient plus les idêes du libêralisme civilisateur, les idêes du progrès, c'êtaient des doutes, des nêgations, des pensêes de rage. Habituê à ces sentiments, Lermontoff ne pouvait se sauver dans le lyrisme, ainsi que l’avait fait Pouchkine. Il traînait le boulet du scepticisme dans toutes ses fantaisies, dans toutes ses jouis-sances. Une pensêe mâle et triste ne quittait jamais son front,, elle perce dans toutes ses poêsies. Ce n'êtait pas une pensêe abstraite qui cherchait à s’orner des fleurs de la poêsie; non, la rêflexion de Lermontoff c’est sa poêsie, son tourment, sa force[11]. Il avait des sympathies plus profondes pour Byron que n’en a eu Pouchkine. Au malheur d’une trop grande perspicacitê, il ajoutait un autre, l’audace de dire beaucoup de choses sans fard ni mênagements. Les êtres faibles, froissês, ne pardonnent jamais-cette sincêritê. On parlait de Lermontoff comme d’un enfant gâtê de maison aristocratique, comme d’un de ces dêsœuvrês qui pêrissent dans l’ennui et la satiêtê. On n’a pas voulu voir combien; a luttê cet homme, combien il a souffert, avant d’oser exprimer ses pensêes. Les hommes supportent avec beaucoup plus d’indulgence les injures et la haine qu’une certaine maturitê de la pensêe, que l’isolement qui ne veut partager ni leurs espêrances, ni leurs crainte? et qui ose avouer ce divorce. Lorsque Lermontoff quittait Pêtersbourg pour se rendre au Caucase exilê pour la seconde fois il êtait bien las, et disait à ses amis qu’il allait chercher au plus vite la mort. Il a tenu sa parole.
Quel est donc enfin ce monstre qui s’appelle Russie, auquel il faut tant de victimes et qui ne laisse à ses enfants que la triste-alternative de se perdre moralement, dans un milieu antipathique à tout ce qu’il y a d’humain, ou de mourir au dêbut de leur vie? Abîme sans fond, où pêrissent les meilleurs nageurs, où les plus grands efforts, les plus grands talents, les plus grandes facultês s’engloutissent avant d’avoir rêussi en rien.
Et pourtant, comment douter de l’existence des forces en germes, lorsqu’on voit s'êlever du plus bas fond de la nation une-voix comme celle de Koltzoff?
Pendant un siècle, même un siècle et demi, le peuple n’a chantê que les vieilles chansons ou des monstruositês fabriquêes vers le milieu du règne de Catherine II. Il y a bien eu quelques essais d’imitation assez heureux au commencement de notre siècle, mais ces productions artificielles manquaient de vêritê; c'êtaient des efforts et des caprices. C’est du sein même de la Russie villageoise que partirent les nouvelles chansons. Un bouvier conduisant ses troupeaux à travers les steppes les composa d’inspiration. Koltzoff êtait complètement un enfant du peuple. Nê à Voronèje il a êtê à une êcole paroissiale avant dix ans, il n’y a appris qu'à lire et à êcrire sans orthographe. Son père, marchand de bêtail, lui fit embrasser son mêtier. Il conduisait les troupeaux, au travers de centaines de verstes, et prit ainsi l’habitude de la vie nomade, qui se reflète dans la meilleure partie de ses chansons. Le jeune bouvier aimait la lecture et relisait continuellement quelque poète russe qu’il prenait pour modèle, ses essais d’imitation faussaient son instinct poêtique. Son vêritable talent perèa enfin, il fit des chansons populaires en petit nombre, mais qui sont autant de chefs-d'œuvre. Ce sont bien là les chansons du peuple russe. On y retrouve cette mêlancolie qui en fait le trait caractêristique, cette tristesse navrante, ce dêbordement de la vie (oudale molo-dêtzkala). Koltzoff a montrê combien il y a de poêsie cachêe dans l'âme du peuple russe, et qu’après un long et profond sommeil, il y avait quelque chose qui s’agitait dans sa poitrine. Nous avons d’autres exemples de poètes, d’hommes d’Etat, d’artistes qui sont sortis du peuple, mais ils en sont sortis dans le sens littêral du mot, en brisant tout lien commun avec lui. Lomonossoff a êtê le fils d’un pêcheur de la Mer Blanche. II prit la fuite de la maison paternelle pour s’instruire, entra dans une êcole ecclêsiastique et se rendit ensuiteenAllemagne où il cessa d'être du peuple. Il n’y a rien de commun entre lui et la Russie agricole, si ce n’est le lien qui unit les individus de la même race. Koltzoff resta au milieu des troupeaux et des affaires de son père qui le dêtestait et qui, secondê de ses autres parents, lui rendit la vie si dure, qu’il en mourut en 1842. Koltzoff et Lermontoff ont dêbutê et sont morts vers la même êpoque. Après eux, la poêsie russe devint muette.
Mais en prose l’activitê redoubla et prit une autre direction.
Gogol, sans être du peuple comme Koltzoff, par sa condition, l’est par ses goûts et par la tournure de son esprit. Gogol est complètement indêpendant de l’influence êtrangère; il ne connaissait aucune littêrature, lorsqu’il s'êtait dêjà fait un nom. Il sympathisait plutôt avec la vie du peuple qu’avec celle de la cour, ce qui est naturel de la part d’un Petit-Russien.
Le Petit-Russien, même anobli, ne rompt jamais aussi brusquement avec le peuple que le fait un Russe. Il aime son pays, son idiome, les traditions de la cosaquerie et des hetraans. L’indêpendance de l’Ukraine, sauvage et guerrière, mais rêpublicaine et dêmocratique, s'êtait maintenue à travers les siècles jusqu'à Pierre Ier. Les Petits-Russiens tracassês par les Polonais, les Turcs et les Moscovites, entraînês dans une guerre êternelle contre les Tartares de la Crimêe, n’ont jamais succombê. La Petite-Russie, en s’unissant volontairement à la Grande, stipula des droits considêrables en sa faveur. Le tzar Alexis jura de les observer. Pierre Ier, prêtextant la trahison de Mazeppa, ne laissa debout qu’un simulacre de ces privilèges; Elisabeth et Catherine y introduisirent le servage. Le pauvre pays protestait, mais comment pouvait-il s’opposer à cette avalanche fatale qui roulait du Nord jusqu'à la Mer Noire, et couvrait tout ce qui portait le nom russe du même linceul d’un esclavage uniforme et glacê? L’Ukraine subit le sort de Novgorod, de Pskov, mais beaucoup plus tard, et un seul siècle de servitude n’a pu effacer tout ce qu’il y avait d’indêpendant et de poêtique dans ce brave peuple. Il y a là plus de dêveloppement individuel, plus de teinte locale que chez nous; chez nous, un malheureux uniforme couvre indistinctement toute la vie populaire. Les hommes naissent pour se courber devant une fatalitê injuste, et meurent sans traces, laissant leurs enfants recommencer la même vie dêsespêrante. Notre peuple ne connaît pas son histoire, tandis que chaque village en Petite-Russie a sa lêgende. Le peuple russe ne se souvient que de Pougatcheff et de 1812.
Les nouvelles par lesquelles dêbuta Gogol forment une sêrie de tableaux de mœurs et de paysages de la Petite-Russie d’une beautê rêelle, pleine de gaîtê, de grâce, de mouvement et d’amour. Des nouvelles pareilles sont impossibles dans la Grande-Russie, faute de sujet, d’original. Chez nous, les scènes populaires prennent de suite une face sombre et tragique qui oppresse le lecteur; J3 dis tragique, seulement dans le sens de Laocoon. C’est le tragique d’un destin auquel l’homme succombe sans lutte. La douleur se change en rage et en dêsolation, le rire en ironie amère et haineuse. Qui peut lire sans frêmir d’indignation et de honte le roman magnifique Anton Gorêmyka, et le chef-d'œuvre de J. Tour-guêneff Rêcits du Chasseur?
A mesure que Gogol sort de la Petite-Russie et s’approche de la Russie centrale, les images naïves et gracieuses disparaissent. Plus de hêros demi-sauvage dans le genre de Tarass Boulba[12], plus de vieillard dêbonnaire et patriarcal qu’il a si bien dêpeint dans les Gens d’autrefois. Sous le ciel moscovite, tout en lui devient sombre, brumeux, hostile. Il rit toujours, il rit même plus qu’auparavant, mais c’est d’un autre rire, et il n’y a que les gens d’une grande duretê de cœur ou d’une grande simplicitê d'âme qui se soient laissês prendre à ce rire. Passant de ses Petits-Russiens et Cosaques aux Russes, Gogol laisse de côtê le peuple, et s’arrête à ses deux ennemis les plus acharnês: le fonctionnaire et le seigneur. Jamais personne n’a fait avant lui, sur le tchinov-nik russe, un cours si complet d’anatomie pathologique. Le rire sur les lèvres, il pênètre sans mênagement dans les replis les plus cachês de cette âme impure et maligne. La comêdie de Gogol le Rêviseur, son roman les Ames Mortes, sont une terrible confession de la Russie contemporaine et qui font pendant aux rêvêlations de Kochikhine au XVIIe siècle[13].
L’empereur Nicolas se pâmait de rire en assistant aux reprêsentations du Rêviseur!!!
Le poète, dêsespêrê de n’avoir produit que cette auguste hilaritê et le rire suffisant des employês, parfaitement identiques avec ceux qu’il a reprêsentês, quoique plus protêgês par la censure, crut devoir expliquer, dans une introduction, que sa comêdie est non seulement très risible mais encore très triste, — „qu’il y a dês larmes chaudes derrière son sourire“.
Après le Rêviseur, Gogol se tourna vers la noblesse campagnarde, et mit au grand jour cette population inconnue qui se tient derrière les coulisses, loin des chemins et. des grandes villes, enfouie au fond des campagnes, cette Russie de gentillâtres, qui, sans bruit, tout au soin de leurs terres, couvent une corruption plus profonde que celle de l’Occident. Nous les vîmes, enfin, grâce à Gogol, quitter leurs manoirs, leurs maisons seigneuriales, et dêfiler devant nous sans masque, sans fard, toujours ivres et voraces, esclaves du pouvoir sans dignitê, et tyrans de leurs serfs sans compassion; suèant la vie et le sang du peuple avec le naturel et la naïvetê de l’enfant qui se nourrit du sein de sa mère.
Les Ames Mortes secouèrent toute la Russie.
Une pareille accusation êtait nêcessaire à la Russie contemporaine. C’est l’histoire de la maladie faite de main de maître. La poêsie de Gogol est un cri de terreur et de honte, que pousse un homme dêgradê par la vie banale, et qui voit tout à coup dans une glace ses traits abrutis. Mais pour qu’un cri pareil puisse s'êchapper d’une poitrine, il faut qu’il y ait des parties saines et une grande force de rêhabilitation. Celui qui avoue franchement ses faiblesses et ses dêfauts, sent qu’ils ne forment pas la substance de son être, qu’ils ne l’absorbent pas entièrement, qu’il y a encore en lui quelque chose qui êchappe et rêsiste à la chute; qu’il peut encore racheter le passê, et, non seulement relever la tête, mais devenir, comme dans la tragêdie de Byron, Sardanapal hêros de Sardanapal effêminê.
Là, nous nous trouvons derechef face à face avec cette grande question: où sont les preuves que le peuple russe puisse se relever et quelles sont les preuves du contraire? Cette question, ainsi que nous l’avons vu, avait prêoccupê tous les hommes pensants, sans qu’aucun d’eux ait trouvê une solution.
Polêvoï qui encourageait les autres, ne croyait en rien; se serait-il autrement laissê dêcourager si vite et aurait-il passê à l’ennemi, au premier revers? La Bibliothèque de lecture sauta à pieds joints par-dessus ce problème, tourna la question sans faire un effort pour la rêsoudre. La solution de Tchaadaïeff n’en est pas une.
La poêsie, la prose, l’art et l’histoire nous montraient la formation et le dêveloppement de ce milieu absurde, de ces mœurs blessantes, de ce pouvoir monstrueux, mais personne ne faisait voir d’issue. Fallait-il donc s’acclimater, comme le fit plus tard Gogol, ou courir au-devant de sa perte comme Lermontoff? Il êtait impossible de nous acclimater; il nous rêpugnait de pêrir; quelque chose disait au fond de notre cœur qu’il êtait trop tôt de s’en aller, il semblait qu’il y avait encore des âmes vivantes derrière les âmes mortes.
Et les questions reparaissaient avec plus d’intensitê, tout ce qui espêrait encore demandait une solution à tout prix.
Après l’annêe 1840, deux opinions absorbèrent l’attention publique. De la controverse scolastique elles passèrent bientôt dans la littêrature, et de là, dans la sociêtê.
Nous parlons du panslavisme moscovite et de l’europêisme russe.
La lutte entre ces deux opinions est close par la rêvolution de 1848. Ce fut la dernière polêmique animêe qui eût occupê le public, et par cela même elle a une certaine gravitê. Nous lui consacrerons en consêquence le chapitre suivant.
VI
правитьLe temps de la rêaction contre la rêforme de Pierre Ier êtait venu, non seulement pour le gouvernement, qui reculait devant son propre principe et reniait la civilisation occidentale, au nom de laquelle Pierre Ier avait foulê aux pieds la nationalitê, mais encore pour les hommes que le gouvernement avait dêtachês du peuple, sous prêtexte de civilisation, et qu’il commenèa à pendre lorsqu’ils furent civilisês.
Le retour aux idêes nationales conduisait naturellement à une question dont le simple ênoncê contenait dêjà la rêaction contre la pêriode de Pêtersbourg. Ne faut-il pas chercher une issue à la dêplorable situation dans laquelle nous nous voyons, en nous rapprochant du peuple que nous mêprisons sans le connaître? Ne fallait-il pas revenir à un ordre de choses plus conforme au caractère slave et quitter la voie de la civilisation exotique et forcêe? Question grave et d’un intêrêt actuel. Mais à peine fut-elle posêe, qu’il se trouva un groupe d’hommes, qui, donnant de suite une solution positive, formèrent un système exclusif dont ils firent, non seulement une doctrine, mais une religion. La logique de la rêaction est rapide comme celle des rêvolutions.
La plus grande erreur des Slavophiles fut d’avoir vu une rêponse dans la question même, et d’avoir confondu la possibilitê avec la rêalitê. Ils pressentaient qu’ils êtaient sur le chemin qui mène à de grandes vêritês et qui doit changer notre manière d’envisager les êvênements contemporains. Mais, au lieu d’aller en avant et de travailler, ils s’en tenaient à ce pressentiment. De cette manière, en faussant les faits, ils ont faussê leur propre entendement. Leur jugement n'êtait plus libre, ils ne voyaient plus de difficultês, tout leur paraissait rêsolu, tranchê. Ils ne cherchaient pas la vêritê mais des objections à leurs antagonistes.
Les passions se mêlèrent à la polêmique. Les Slavophiles exaltês se ruèrent avec acharnement sur toute la pêriode de Pê-tersbourg, sur tout ce qu’a fait Pierre le Grand, et enfin, sur tout ce qui êtait europêisê, civilisê. On peut comprendre et justifier cet entraînement comme un acte d’opposition, mais par malheur, cette opposition alla trop loin, et se vit alors, d’une manière êtrange, placêe du côtê du gouvernement contre ses propres aspirations à la libertê.
Après avoir dêcidê a priori que tout ce qui êtait venu des Allemands ne valait rien, que tout ce qui avait êtê introduit par Pierre Ier êtait dêtestable, les Slavophiles revinrent à l’admiration des formes êtroites de l’Etat moscovite et, abdiquant leur propre raison et leurs propres lumières, ils coururent s’abriter avec ferveur sous la croix de l'êglise grecque. Nous autres ne pouvions leur concêder de pareilles tendances, d’autant plus que les Slavophiles s’abusaient êtrangement sur l’organisation de l’Etat moscovite et prêtaient à l’orthodoxie grecque une importance qu’elle n’a jamais eue. Remplis d’indignation contre le despotisme, ils arrivaient à un esclavage politique et moral; avec toutes les sympathies pour la nationalitê slave, ils sortaient, par une porte opposêe, de cette même nationalitê. L’orthodoxie grecque les entraînait vers le byzantisme, et, en effet, ils se dirigeaient rapidement vers cet abîme de stagnation dans lequel ont disparu les vestiges du monde ancien. Si les formes et l’esprit de l’Occident ne convenaient pas à la Russie, qu’y avait-il de commun entre elle et l’organisation du Bas-Empire? Où le lien organique entre les Slaves, barbares par jeunesse, et les Grecs, barbares par dêcrêpitude s’est-il manifestê? Et enfin qu’est-ce que cette Byzance si ce n’est Rome, la Rome de la dêcadence, Rome sans rêminiscences glorieuses, sans remords? Quels nouveaux principes Byzance a-t-elle apportês à l’histoire? Est-ce l’orthodoxie grecque? Mais elle n’est que le catholicisme apathique; les principes sont tellement les mêmes, qu’il a fallu sept siècles de controverses et de dissensions pour faire croire à des diffêrences de principes. Est-ce l’organisation sociale? Mais elle êtait basêe dans l’empire oriental sur l’autoritê absolue, sur l’obêissance passive, sur l’absorption complète de l’individu par l’Etat, de l’Etat par l’empereur.
Est-ce-qu’un tel Etat pouvait communiquer une vie nouvelle à un peuple jeune? Les Slaves occidentaux du Midi ont êtê dans un contact prolongê avec les Grecs du Bas-Empire, qu’est-ce qu’ils y ont gagnê?
On a dêjà oubliê ce qu'êtaient ces troupeaux d’hommes parquês par les empereurs grecs, sous la bênêdiction des patriarches de Gonstantinople. Il suffit de jeter un coup d'œil sur les lois de lèse-majestê, rêcemment si bien imitêes par l’empereur Nicolas et son jurisconsulte Hube, pour apprêcier cette casuistique de la servitude, cette philosophie de l’esclavage. Et ces lois ne concernaient que le temporel: venaient ensuite les lois canoniques qui rêglaient les mouvements, la forme des habits, la nourriture et le rire. On se figure ce que devenait l’homme pris dans le double filet de l’Etat et de l'êglise, continuellement tremblant et menacê, ici par le juge sans appel et le bourreau obêissant, là par le prêtre agissant au nom de Dieu et par les êpitkêmies qui liaient dans ce monde et dans l’autre.
Où voit-on l’influence bienfaisante de l'êglise orientale? Quel est le peuple qu’elle ait civilisê ou êmancipê parmi tous ceux qui l’ont acceptêe, depuis le IVme siècle jusqu'à nos jours? Est-ce l’Armênie, la Gêorgie, sont-ce les peuplades de l’Asie Mineure, les pauvres habitants de Trêbisonde? Est-ce enfin la Morêe? On nous dira peut-être que l'êglise ne pouvait rien faire de ces peuples usês, corrompus, sans avenir. Mais les Slaves, race saine de corps et d'âme, y ont-ils gagnê quelque chose? L'êglise orientale s’introduisait en Russie à l'êpoque florissante et sereine de Kiev, sous le grand prince Vladimir. Elle l’a conduite au temps triste et abject dêcrit par Kochikhine, elle a bêni et sanctionnê toutes les mesures prises contre la libertê du peuple. Elle a enseignê aux tzars le despotisme byzantin, elle a prescrit au peuple une obêissance aveugle, même lorsqu’on l’attachait à la glèbe et qu’on le courbait au servage. Pierre le Grand paralysa l’influence du clergê; ce fut un de ses actes les plus importants; et l’on voudrait la ressusciter?
Le slavisme qui n’attendait le salut de la Russie que de la rêhabilitation du rêgime byzantino-moscovite n'êmancipait pas, mais liait; n’avanèait pas, mais reculait. Les Europêens, ainsi que les appelaient les Slavophiles, ne voulaient pas êchanger un collier d’esclavage allemand contre un collier slavo-orthodoxe, ils voulaient se libêrer de tous les colliers possibles. Il ne s’efforèaient pas de rayer les temps qui s'êtaient êcoulês depuis Pierre Ier, les efforts d’un siècle si dur, si rempli de fatigues. Ce qu’on avait obtenu par tant de souffrances, par des torrents de sang, ils ne voulaient pas l’abdiquer pour revenir à un ordre de choses êtroit, à une nationalitê exclusive, à une êglise stationnaire. Les Slavophiles avaient beau dire comme les lêgitimistes, qu’on pouvait en prendre le bon côtê et laisser le mauvais. C'êtait une erreur fort grave, ils en commettaient une autre qui est commune à tous les rêactionnaires. Adorateurs du principe historique, ils oubliaient constamment que tout ce qui s'êtait passê depuis Pierre Ier êtait aussi de l’histoire, et qu’aucune force vivante, pour ne pas parler des revenants, ne pouvait effacer les faits accomplis, ni êliminer leurs suites.
Tel est le point de vue duquel partit une vive polêmique contre les Slavophiles. A côtê d’elle, les autres intêrêts, qui se dêbattaient dans les journaux, descendirent au second rang. La question, en effet, êtait palpitante d’intêrêt.
Sênkofski lanèa une nuêe de ses flèches les plus acerbes dans le camp des Slavophiles avec une adresse parfaite. Satisfait des êclats de rire qu’il provoqua contre ses victimes, il se retira avec orgueil. Il n'êtait pas fait pour une polêmique sêrieuse. Mais un autre journaliste releva la mitaine[14] des Slaves jetêe à Moscou, et dêroula bravement le drapeau de la civilisation europêenne contre la lourde bannière, à l’image de la vierge byzantine, que portaient les Slavophiles.
Ce lutteur, qui parut à la tête des Annales patriotiques, ne prêdisait pas de grands succès aux Slavophiles. C'êtait un homme de talent et d'ênergie, qui avait, lui aussi, des convictions fanatiques, un homme audacieux, intolêrant, irascible et nerveux: Bêlinnski.
Son propre dêveloppement est très caractêristique pour le milieu dans lequel il a vêcu. Nê dans la famille d’un pauvre fonctionnaire d’une ville de province, il n’en emporta aucun souvenir consolant. Ses parents êtaient durs, incultes, comme tous les gens de cette classe dêpravêe. Bêlinnski avait dix ou onze ans, lorsque un jour son père, rentrant à la maison, se mit à le gronder. L’enfant voulut se justifier. Le père furieux le frappa, le renversa par terre. Le garèon se leva mêtamorphosê: l’offense, l’injustice avaient brisê en lui à la fois tous les liens de parentê. La pensêe de la vengeance l’occupa longtemps; mais le sentiment de sa propre faiblesse la changea en cette haine contre toute autoritê de famille qu’il conserva jusqu'à la mort.
C’est ainsi qu’a commencê l'êducation de Bêlinnski. La famille l'êmancipa par les mauvais procêdês, la sociêtê par la misère. Jeune homme nerveux et maladif, peu prêparê pour les êtudes acadêmiques, il ne fit rien à l’Universitê de Moscou, et, comme il y fut êlevê aux frais de la couronne, on l’en exclut en disant: „Facultês faibles et point d’application“. Avec cette note humiliante, le pauvre jeune homme entra dans la vie, c’est-à-dire, fut mis à la porte de l’Universitê au milieu d’une grande ville, sans un morceau de pain et sans les moyens d’en gagner. Il fit alors la rencontre de Stankêvitch et de ses amis qui le sauvèrent.
Stankêvitch, mort jeune il y a une dizaine d’annêes en Italie, n’a rien fait de ce qu’on inscrit dans l’histoire, et pourtant il y aurait de l’ingratitude à le passer sous silence, lorsqu’on parle du dêveloppement intellectuel en Russie.
Stankêvitch appartenait à ces natures larges et sympathiques dont l’existence seule exerce une grande action sur tout ce qui les entoure. Il a rêpandu, parmi la jeunesse de Moscou, l’amour de la philosophie allemande, introduite à l’Universitê de cette ville par un professeur distinguê, Pavloff. C’est Stankêvitch qui dirigea les êtudes d’un cercle d’amis, qui reconnut le premier les facultês spêculatives de notre ami Bakounine et qui le poussa à l'êtude de Hegel; c’est lui aussi qui rencontra Koltzoff dans le gouvernement de Voronèje, l’amena à Moscou et l’encouragea.
Stankêvitch apprêcia à sa juste valeur l’esprit ardent et original de Bêlinnski. Bientôt la Russie entière rendit justice au talent audacieux du publiciste taxê d’incapacitê par le curateur de l’Universitê de Moscou.
Bêlinnski se mit avec acharnement à l'êtude de Hegel. Son ignorance de la langue allemande, loin de former un obstacle, ne fit que faciliter ses êtudes: Bakounine et Stankêvitch se chargèrent de lui faire part de ce qu’ils savaient sur ce sujet et le firent avec tout l’entraînement de la jeunesse et toute la clartê de l’esprit russe. Il ne lui fallait au reste que des indices pour atteindre ses amis. Une fois maître du système de Hegel, il s’insurgea le premier entre ses adeptes moscovites, sinon contre Hegel lui-même, au moins contre la manière de l’entendre.
Bêlinnski êtait complètement libre des influences que nous subissons lorsque nous ne savons pas nous en dêfendre. Sêduits par la nouveautê, nous acceptons dans notre première jeunesse une foule de choses de mêmoire, sans les vêrifier par l’entendement. Ces rêminiscences, que nous prenons pour des vêritês acquises, lient notre indêpendance. Bêlinnski commenèa ses êtudes par la philosophie, et cela à l'âge de vingt-cinq ans. Il aborda la science avec des questions sêrieuses et une dialectique passionnêe. Pour lui, les vêritês, les rêsultats n'êtaient ni des abstractions ni des jeux d’esprit, mais des questions de vie ou de mort; libre de toute influence êtrangère, il entra dans la science avec plus de sincêritê; il ne chercha à rien sauver du feu de l’analyse et de la nêgation, et tout naturellement, il se rêvolta contre les demi-solutions, les conclusions timides et les lâches concessions.
Tout cela n’est plus nouveau, après le livre de Feuerbach et la propagande faite par le journal d’Arnold Ruge, mais il faut se rapporter au temps antêrieur à 1840. La philosophie hêgêlienne êtait alors sous le charme de ces tours de passe-passe dialectiques qui faisaient reparaître la religion dissoute et dêmolie par la Phênomênologie et la Logique, dans la Philosophie de la Religion. C'êtait le temps où l’on êtait encore enchantê que la langue philosophique eût atteint une telle perfection que les initiês voyaient l’athêisme là, où les profanes trouvaient la foi.
Cette obscuritê prêmêditêe, cette retenue circonspecte, ne pouvaient manquer de provoquer une opposition acharnêe de la part d’un homme sincère. Bêlinnski, êtranger à la scolastique, libre de la pruderie protestante et des convenances prussiennes, êtait indignê de cette science pudique, qui mettait une feuille de vigne sur ses vêritês.
Un jour après avoir combattu pendant des heures entières le panthêisme timorê des Berlinois, Bêlinnski se leva en disant de sa voix palpitante et convulsive: „Vous voulez me faire accroire que le but de l’homme soit d’amener l’esprit absolu à la conscience de lui-même, et vous vous contentez de ce rôle; quant à moi, je ne suis pas assez imbêcile pour servir d’organe involontaire à qui que ce soit. Si je pense, si je souffre, c’est pour moi-même. Votre esprit absolu, s’il existe, est pour moi un êtranger. Je n’ai pas à le connaître, car je n’ai avec lui rien de commun“.
Nous, ne citons ces paroles que pour montrer encore une l’ois la tournure de l’esprit russe. Dès qu’on avait commencê à prêcher l’absurditê du dualisme, le premier homme de talent en Russie qui s’occupât de la philosophie allemande s’aperèut qu’elle n'êtait rêaliste que sur parole, qu’elle restait au fond une religion terrestre, une religion sans ciel, un couvent logique où on fuyait le monde pour se plonger dans les abstractions.
L’activitê publique de Bêlinnski ne date que de 1841. Il s’empara alors de la- direction des Annales patriotiques de Pêters-bourget domina le journalisme pendantsix annêes. Il tomba, comme un guerrier, avec le journalisme russe. Il est mort en 1848, extênuê de fatigue, abreuvê de dêgoûts et en proie à la plus grande misère.
Bêlinnski a beaucoup fait pour la propagande. Toute la jeunesse studieuse se nourrissait de ses articles: il forma le goût esthêtique du public, il donna de la vigueur à la pensêe. Sa critique pênêtrait plus avant que celle de Polêvoï, soulevant d’autres questions et d’autres doutes. On l’a peu apprêciê; il y avait, lui vivant, trop d’amour-propres blessês, trop de vanitês froissêes; après sa mort, le gouvernement dêfendit d'êcrire à son sujet, et c’est ce qui m’a dêterminê à m'êtendre sur lui plus que sur un autre.
Son style êtait souvent anguleux, mais toujours plein d'ênergie. Il communiquait sa pensêe, comme il la concevait, avec passion. On sent dans chaque mot que cet homme êcrit avec son sang, on sent combien il dêpense et comme il se consume, maladif, irascible, il ne connaissait de limites ni à l’amour ni à la haine. Il êtait souvent entraînê, parfois même très injuste, mais il resta toujours saintement sincère.
Une collision entre Bêlinnski et les Slavophiles êtait inêvitable.
Nous l’avons dit, c'êtait un des hommes les plus libres, n'êtant liê ni par les croyances ni par les traditions; ne dêpendant pas de l’opinion publique et -n’acceptant aucune autoritê; ne craignant ni la colère des amis, ni l'êpouvante des belles âmes. Il êtait toujours, en sentinelle de la critique, prêt à dênoncer, à flêtrir tout ce qu’il croyait rêactionnaire. Gomment pouvait-il donc laisser en paix les Slavophiles orthodoxes et ultrapatriotes, lui qui voyait de lourdes chaînes dans tout ce que les Slavophiles prenaient pour les liens les plus sacrês?
Parmi les Slavophiles il y eut des hommes de talent, des êru-dits, mais pas un seul publiciste; leur revue (Le Moscovite) n’avait guère de succès. Les hommes de talent de ce parti n'êcrivaient presque pas, les hommes incapables êcrivaient toujours.
Les Slavophiles avaient sur les Europêens un grand avantage, mais les avantages de ce genre sont pernicieux, ils dêfendaient l’orthodoxie et la nationalitê, tandis que des Europêens attaquaient l’une et l’autre; ils pouvaient donc dire presque tout, sauf à recevoir une dêcoration, une pension, une place de prêcepteur à la cour ou de gentilhomme de la chambre. Bêlinnski, au contraire, ne pouvait rien dire; un mot trop transparent, une parole imprudente pouvaient le mener dans une casemate, compromettre le journal, le rêdacteur et le censeur. Mais ce fut là même une raison pour laquelle toutes les sympathies furent acquises à l'êcrivain têmêraire qui, en face de la forteresse de Pierre et Paul, dêfendait l’indêpendance, et les antipathies furent pour ses adversaires qui montraient le poing abritês par le Kremlin et la cathêdrale de l’Assomption, si bien protêgês par les „Allemands“ de Pêters-bourg. Tout ce que Bêlinnski et ses amis ne disaient pas, on le devinait, on le supplêait. Tout ce que disaient les Slaves paraissait ou peu dêlicat ou peu gênêreux.
Hâtons-nous d’ajouter que les Slavophiles n’ont cependant jamais êtê les partisans du gouvernement. Il y a certainement, à Pêtersbourg, des panslavistes impêriaux et, à Moscou, des Slavophiles ralliês, comme il y a des patriotes russes parmi les Allemands de la Baltique et des Circassiens pacifiês au Caucase, mais on ne parle pas de telles gens. Ce sont des amateurs de la servitude qui prennent l’absolutisme pour la seule forme civilisêe d’un gouvernement, qui prêchent la supêrioritê des vins du Don sur les vins de la Gôte-d’Or et le russicisme aux Slaves occidentaux, en remplissant leur âme de cette noble haine des Allemands et des Magyars qui a si bien servi les Windischgraetz et les Haynau. Le gouvernement, sans reconnaître leur doctrine officiellement, paie leurs frais de voyage et envoie à leurs amis tchekhs et croates les croix holsteinoises de Ste-Anne, prêparant pour eux ces embrassements fraternels dans lesquels il a êtouffê la Pologne.
Quant aux vêritables Slavophiles, leur bon rapport avec le gouvernement êtait plutôt un malheur qu’un fait dêsirê. Mais telles sont les consêquences de toute doctrine basêe sur l’autoritê. Elle peut être rêvolutionnaire dans un sens, mais elle est nêcessairement conservatrice dans un autre et se trouve par consêquent dans la triste alternative de s’allier à son ennemi ou d’abandonner son principe. Une connivence avec son ennemi suffit pour rêveiller la conscience.
Bêlinnski et ses amis n’ont opposê aux Slaves ni une doctrine ni un système exclusif, mais une vive sympathie pour tout ce qui agitait l’homme contemporain; un amour sans bornes pour la libertê de penser et une haine tout aussi forte contre tout ce qui l’entrave: l’autoritê, la force ou la foi. Ils envisageaient la question russe et la question europêenne d’une manière tout à fait opposêe aux Slavophiles.
Il leur sembla qu’une des causes les plus graves de l’esclavage où se trouvait la Russie êtait le manque de l’indêpendance personnelle; de là l’absence complète du respect de l’individu, du côtê du gouvernement, et d’opposition, du côtê des personnes; de là le cynisme du pouvoir et la longanimitê du peuple. L’avenir de la Russie sera d’un grand danger pour l’Europe et plein de malheurs pour elle-même, s’il n’entre des ferments êmanci-pateurs dans le droit personnel. Un siècle encore du despotisme actuel, et toutes les bonnes qualitês du peuple russe seront anêanties.
Par bonheur, la Russie avait une position extraordinaire, par rapport à cette grave question de l’individualitê.
Pour l’homme de l’Occident, un des plus grands malheurs qui maintiennent l’esclavage, le paupêrisme des masses et l’impuissance des rêvolutions, c’est l’asservissement moral; ce n’est pas un manque de sentiment de l’individualitê, mais le manque de clartê dans ce sentiment, faussê qu’il est par les antêcêdents historiques qui limitent l’indêpendance individuelle. Les peuples dê l’Europe ont donnê tant d'âme et tant de sang pour les rêvolutions passêes, qu’elles sont toujours prêsentes, et que l’individu ne peut faire un pas sans heurter des souvenirs, des fueros plus ou moins obligatoires et reconnus par lui-même: toutes les questions ont dêjà êtê rêsolues à demi; les mobiles, les relations des hommes entre eux, les devoirs, les moralitês et les crimes, tout est dêterminê, et cela, non par une force majeure, mais en partie par l’assentiment des hommes. Il s’ensuit que l’individu, au lieu de conserver sa libertê d’action, n’a qu'à se soumettre ou qu'à s’insurger. Ces normes sans appel, ces notions toutes faites traversent l’Ocêan et s’introduisent dans le pacte fondamental d’une rêpublique toute nouvelle; elles survivent au roi guillotinê et se placent tranquillement sur les bancs des Jacobins et à la Convention. On a longtemps pris cette masse de demi-vêritês et de demi-prêjugês pour des fondements solides et absolus de la vie sociale, pour des rêsultats immuables et supêrieurs au doute. En effet, chacun d’eux a êtê un vêritable progrès, une victoire pour son temps, mais de leur ensemble s'êlevèrent peu à peu les murs d’une nouvelle prison. Les hommes pensants s’en aperèurent, au commencement de notre siècle, mais ils virent en même temps toute l'êpaisseur de ces murs et tout ce qu’il fallait d’efforts, pour les êbrêcher.
La Russie est dans une tout autre position. Les murs de sa prison sont en bois; êlevês par la force brutale, ils cêderont au premier choc. Une partie du peuple, reniant tout son passê avec Pierre Ier, a montrê quelle puissance de nêgation elle possède; l’autre, restêe êtrangère à l'êtat actuel, a flêchi, mais n’a pas acceptê le rêgime nouveau qui paraît être un bivouac temporaire. On obêit, parce qu’on craint, mais on ne croit pas.
Il êtait êvident que, ni l’Europe occidentale, ni la Russie actuelle ne pouvaient aller plus loin dans leurs voies sans rejeter complètement leurs manières d'être politique et morale. Mais l’Europe, comme Nicodème, êtait trop riche pour sacrifier son grand avoir pour une espêrance; les pêcheurs de l’Evangile n’avaient rien à regretter, il leur êtait facile de changer leurs filets contre une besace. Ce qu’ils avaient c'êtait une âme vivante pouvant comprendre le Verbe.
Ce rapport à son passê et à celui de l’Europe dans lequel la Russie êtait placêe, tout êtait nouveau, et paraissait très favorable au dêveloppement de l’indêpendance personnelle. Au lieu d’en profiter, on vit paraître une doctrine qui dêpouillait la Russie du seul avantage que son histoire lui avait lêguê. Haïssant, comme nous, le prêsent de la Russie, les Slavophiles voulaient emprunter au passê des liens dans le genre de ceux qui brident la marche de l’Europêen. Ils confondaient l’idêe de l’individualitê libre avec celle de l'êgoïsme rêtrêci; ils la prenaient pour une idêe europêenne, occidentale, et, pour nous confondre avec les adorateurs aveugles de la lumière de l’Occident, ils nous prêsentaient continuellement le tableau terrible de la dissolution europêenne, du marasme des peuples, de l’impuissance des rêvolutions, de l’approche d’une crise sombre et fatale. Tout cela êtait vrai, seulement ils avaient oubliê de nommer ceux dont ils avaient appris toutes ces vêritês.
L’Europe n’avait attendu ni la poêsie de M. Khomiakoff, ni la prose des rêdacteurs du Moscovite pour comprendre qu’elle êtait à la veille d’un cataclysme, d’une palingênêsie ou d’une dissolution complète. La conscience du dêpêrissement de la sociêtê actuelle, c’est le socialisme, et certes, ni Saint-Simon, ni Fourier, ni ce Samson moderne qui du fond de sa prison[15] fait trembler l'êdifice europêen, n’ont puisê leurs sentences foudroyantes contre l’Europe dans les êcrits de Schaffarick, de Kolar ou de Mickiewicz. Le saint-simonisme a êtê connu en Russie une dizaine d’annêes avant qu’il ait êtê question des Slavophiles.
Il n’est pas facile à l’Europe, disions-nous aux Slavophiles, de se dêfaire de son passê; elle le conserve contrairement à ses intêrêts, parce qu’elle sait à quel prix on achète les rêvolutions, et parce qu’il y a beaucoup de choses, dans son êtat actuel, qui lui sont chères et qui sont difficiles à remplacer. Il est facile de faire la critique de la rêformation et de la rêvolution en lisant leur histoire, mais l’Europe les a dictêes et les a êcrites avec son propre sang. Elle s’est êlevêe dans ces grandes luttes par ses protestations, au nom de la libertê delà pensêe et des droits de l’homme, à cette hauteur de conviction qu’elle ne sait peut-être pas rêaliser. Nous autres, nous sommes plus libres du passê, c’est un grand avantage, mais il oblige à plus de modestie. C’est une vertu par trop nêgative pour être mêritoire, et il n’y a que l’ultraroman-tisme pour êlever l’absence des vices au rang des bonnes actions. Nous sommes libres du passê, parce que notre passê est vide, pauvre, êtroit. Il est impossible d’aimer des choses telles que le tzarisme moscovite ou l’impêrialisme pêtersbourgeois. On peut les expliquer, on peut trouver, au milieu d’eux, les germes d’un autre avenir, mais il faut avoir la tendance de leur êchapper comme à des langes. Reprochant à l’Europe de ne pas savoir dêpasser ses institutions, les Slavophiles non seulement ne disaient pas comment ils entendaient rêsoudre la grande antinomie de la libertê individuelle et de l’Etat, mais ils êvitaient même d’entrer dans les dêtails de cette organisation politique slave, dont ils parlaient sans cesse. Sous ce rapport, ils se renfermaient dans la pêriode de Kiev et s’en tenaient à la commune rurale. La pêriode de Kiev n’a pas empêchê celle de Moscou, ni la perte de toutes les libertês. La commune n’a pas sauvê le paysan du servage; loin de nier l’importance de la commune, nous tremblons pour elle, car, au fond, il n’y a rien de stable sans la libertê individuelle. L’Europe ne connaissant pas cette commune, ou l’ayant perdue dans les vicissitudes des siècles passês, l’a comprise, et la Russie, qui la possède depuis mille ans, ne la comprenait pas, tant que l’Europe n'êtait pas venue lui dire, quel trêsor elle recelait dans son sein. On a commencê à apprêcier la commune slave lorsque le socialisme a commencê à se rêpandre. Nous dêfions les Slavophiles de nous prouver le contraire.
L’Europe n’a pas rêsolu l’antinomie entre l’individu et l’Etat, mais au moins elle en a posê la question. La Russie s’approche du problème d’un côtê opposê, mais elle non plus ne l’a pas rêsolu. C’est en prêsence de cette question que commence notre êgalitê. Nous avons plus d’espêrances, car nous ne faisons que commencer, mais une espêrance n’est une espêrance, que parce qu’elle peut ne pas se rêaliser.
Il ne faut pas trop seîier à l’avenir, ni dans 1 histoire, ni dans la nature. Chaque fœtus n’atteint pas l'âge adulte, tout ce qui se meut dans l'âme ne se rêalise pas, quoique tout aurait pu se dêvelopper dans d’autres circonstances.
Peut-on s’imaginer que les facultês, qu’on trouve dans le peuple russe puissent se dêvelopper par la servitude, par l’obêissance passive, par le despotisme pêtersbourgeois? Une longue servitude n’est pas un fait accidentel, elle correspond naturellement à quelque êlêment du*caractère national. Cet êlêment peut être absorbê, vaincu par les autres, mais il peut vaincre aussi. Si la Russie peut s’accommoder avec l’ordre des choses existant, elle n’aura pas l’avenir que nous espêrons. Si elle continuê la route de Pêtersbourg, ou si elle retourne à la tradition de Moscou, elle n’aura d’autre vocation que de se ruer sur l’Europe comme une horde demi-barbare et demi-corrompue, de dêvaster les pays civilisês et de pêrir au milieu de la destruction gênêrale.
Ne fallait-il donc pas chercher par tous les moyens à rappeler le peuple russe à la conscience de sa funeste position, ne fût-ce qu’en forme d’essai, pour se convaincre de l’impossibilitê? Et qui donc devait le faire si ce n’est ceux qui reprêsentaient l’intelligence du pays, ces organes du peuple par lesquels il cherchait à comprendre sa propre position? Que leur nombre soit grand ou petit, cela ne change rien. Pierre Ier êtait seul, les Dêcem-bristes une poignêe d’hommes. L’influence des individus n’est pas aussi minime qu’on est tentê de le croire, l’individu est une force vive, un ferment puissant dont l’action n’est même pas toujours paralysêe par la mort. Que de fois ne voit-on pas un mot, dit à propos, faire pencher la balance des peuples, dêterminer ou clore des rêvolutions?
Au lieu de cela, que faisaient les Slavophiles? Ils prêchaient la soumission, cette première vertu de l'êglise grecque, cette base du tzarisme moscovite. Ils prêchaient le dêdain de l’Occident qui seul pouvait encore êclairer l’abîme de la vie russe; ils prônaient enfin le passê, dont il fallait se dêfaire, au contraire, pour un avenir dêsormais commun à l’Orient et à l’Occident.
Il est êvident qu’il fallait s’opposer à une pareille direction des esprits, la polêmique se dêveloppa en effet de plus en plus. Elle dura jusqu'à l’annêe 1848 et atteignit son point culminant vers la fin de 1847, comme si l’on pressentait que, dans quelques mois, on ne pourrait discuter sur rien, en Russie, et que cette lutte devait pâlir devant la gravitê des êvênements.
Deux articles surtout exprimèrent les deux opinions contradictoires. L’un, sous le titre de „Dêveloppement juridique de la Russie“, fut publiê dans le Contemporain, à Pêtersbourg. L’autre fut une longue rêponse d’un Slavophile insêrêe dans le Moscovite. Le premier article êtait un exposê clair et ênergique basê sur une êtude approfondie du droit russe; il dêveloppait la pensêe que le droit personnel en Russie n’avait jamais atteint une dêtermination juridique, que l’individu avait êtê toujours absorbê par la famille, par la commune, et plus tard, par l’Etat et par l'êglise. La position indêfinie de la personne menait, suivant l’auteur, au même vague dans les autres sphères de la vie politique. L’Etat profitait de ce manque de dêtermination pour empiêter sur les libertês, de sorte que l’histoire russe fut l’histoire du dêveloppement de l’autocratie et de l’autoritê, comme l’histoire de l’Occident est l’histoire du dêveloppement de la libertê et des droits.
Le danger du slavisme devient êvident dans la rêplique du Moscovite qui a puisê ses arguments dans les chroniques slaves, le catêchisme grec et le formalisme hêgêlien. L’auteur slavophile croit que le principe personnel êtait bien dêveloppê dans l’ancienne Russie, mais que la personne, êclairêe par l'êglise grecque, possêdait le don sublime de la rêsignation et transportait volontairement sa libertê sur la personne du prince. Le prince exprime la compassion, la bienveillance et l’individualitê libre. Chacun abdiquait son autonomie personnelle et la sauvait en même temps dans le reprêsentant du principe individuel, le souverain.
Ce don d’abnêgation et le don encore plus grand de ne pas en abuser formaient, selon l’auteur, un accord harmonieux entre le prince, la commune et l’individu; accord admirable qui ne trouve d’autre explication chez l’auteur que la prêsence extraordinaire du St. Esprit dans l'êglise byzantine.
Si les Slavophiles veulent reprêsenter une opinion sêrieuse, un côtê rêel de la conscience publique, une force enfin qui tend à se rêaliser dans la vie russe, s’ils veulent quelque chose de plus que des disputes archêologiques et des controverses thêologiques, nous avons le droit d’exiger d’eux l’abandon de cet abus immoral de mots, de cette dialectique dêpravêe. Nous disons „abus immoral“ parce qu’il se commet avec une parfaite connaissance de cause.
Que signifient ces solutions mêtaphoriques qui ne reprêsentent que l’inverse de la question même? Pourquoi ces images, ces symboles, au lieu des choses? Est-ce que les Slavophiles ont êtudiê les annales du Bas-Empire pour s’inoculer cette lèpre byzantine? Nous ne. sommes pas des Grecs du temps des Palêologue pour disputer de l’opus operans et le l’opus operatum, dans un temps où un avenir inconnu et immense frappe à notre porte.
Leur mêthode philosophique n’est pas nouvelle, le côtê droit des hêgêliens parlait de la même manière, il y a une quinzaine d’annêes; il n’y a pas d’absurditê qu’on ne puisse faire entrer dans le moule d’une dialectique vide, en lui donnant un aspect profondêment mêtaphysique. Il faut seulement ne pas savoir ou oublier que le contenu et la mêthode ont un autre rapport que le plomb et le moule aux balles, et que le dualisme seul ne comprend pas la solidaritê qui les lie. L’auteur en parlant du prince n’a fait que paraphraser la dêfinition très* connue que Hegel donne de l’esclavage, dans la Phênomênologie (Herr und Knecht). Mais il a oubliê avec prêmêditation comment Hegel sort de ce degrê infêrieur de la conscience humaine. Il est à remarquer que ce jargon philosophique qui appartient par la forme à la science et par le contenu à la scolastique, se retrouve chez les jêsuites. M. Montalembert, en rêpondant à une interpellation sur les cruautês commises par le gouvernement papal dans les prisons de Rome, a dit: „Vous parlez des cruautês du pape, mais il ne peut pas être cruel, sa position le lui dêfend, lui, le vicaire de Jêsus Christ ne peut que pardonner, qu'être misêricordieux, et effectivement les papes pardonnent toujours. Le St. Père peut être attristê, il peut prier pour le coupable, mais il ne peut être implacable, etc.“. — A la demande si l’on applique la torture à Rome, l’on rêpond que le pape est clêment; au raisonnement que nous sommes tous esclaves, que le droit personnel n’est pas dêveloppê en Russie, l’on rêpond: „Nous l’avons sauvê en le plaèant sur la tête du prince“. Dêrision qui provoque le mêpris de la parole humaine! S’appuyer sur la religion n’est guère convenable, mais s’appuyer sur une religion obligatoire l’est encore moins. Chaque auteur a le droit incontestable de croire ce que bon lui semble; mais avoir recours aux preuves thêologiques dans une discussion scientifique avec un homme qui tait sa religion, c’est manquer de convenances. Pourquoi s’abriter derrière un fort inexpugnable, contre lequel la. moindre attaque mène au cachot?
D’ailleurs, il est impossible de comprendre comment les Sla-vophiles, si leur religion leur est vraiment chère, n’ont pas de dêgoût pour la mêthode hypocrite de la Philosophie de la religion, cette rêhabilitation faible et sans foi, ce plaidoyer froid et pâle, où la science orgueilleuse, après avoir mis au tombeau sa sœur, lui jette un sourire de condolêance? Gomment ont-ils le courage de traîner ce qu’ils ont de plus sacrê, dans des disputes, où l’on ne l’estime pas et où l’on ne le tolère que par respect pour la police!
Ce n’est pas tout; l’auteur de l’article s’e:; prend à ses adversaires d’une manière êtrange pour leur manque de patriotisme, pour leur peu d’amour de la nation; comme c’est un trait gênêral parmi les Slavophiles, il faut en dire quelques mots. Ils prêtendent au monopole du patriotisme, ils se croient plus russes que quiconque; ils ^îous reprochent continuellement notre indignation contre l'êtat actuel de la Russie, notre peu d’affection pour le peuple, nos paroles amères et pleines de colère, notre franchise qui consiste à faire voir le côtê sombre de la vie russe.
Il semblerait pourtant' qu’un parti qui s’expose à la potence, aux mines, à la confiscation des biens, à l'êmigration, ne manquait ni de patriotisme ni de conviction. Le 14 dêcembre n’a pas êtê, que nous sachions, l'œuvre des Slavophiles, toutes les persêcutions ont êtê rêservêes à nous, le sort a jusqu’ici êpargnê les Slavophiles.
Eh bien, oui, il y a de la haine dans notre amour, nous sommes indignês, nous reprochons au peuple autant qu’au gouvernement l'êtat où nous nous trouvons; nous ne craignons pas de dire les vêritês les plus dures, mais nous les disons parce que nous aimons. Nous ne fuyons pas du prêsent dans le passê, car nous savons que la dernière page de l’histoire est l'êtat actuel. Nous ne fermons pas les oreilles aux cris de douleur du peuple, et nous avons le courage de constater, le cœur navrê, combien l’esclavage le dêprave; cacher ces tristes rêsultats, ce n’est pas de l’amour, c’est de la vanitê. Nous avons sous les yeux le servage et l’on nous accuse de calomnie, et l’on ne veut pas que le triste tableau du paysan pillê par la noblesse et le gouvernement, vendu presque au poids, dêgradê par les verges, mis bors la loi, nous poursuive nuit et jour comme un remords, comme une accusation? Les Slavopbiles aiment mieux lire les lêgendes du temps de Vladimir, ils veulent qu’on leur reprêsente Lazare couvert non de plaies, mais d'êtoffes de soie. II faut êlever pour eux comme pour Catherine des villages en carton et des jardins de coulisse le long des routes, de Pêtersbourg jusqu'à la Crimêe.
Le grand acte d’accusation que la littêrature russe dresse contre la vie russe, cette nêgation complète et ardente de nos propres fautes, cette confession qui a horreur de notre passê, cette ironie amère qui fait rougir du prêsent, c’est notre espêrance, c’est notre salut, l'êlêment progressif de la nature russe.
Et quelle est la signification des êcrits de Gogol que les Slaves admirent avec tant d’exagêration? Quelque autre a-t-il placê plus haut que lui le pilori auquel il a attachê la vie russe?
L’auteur de l’article du Moscovite dit que Gogol „descendit comme un mineur dans ce monde sourd sans tonnerre ni secousses, immobile et êgal, marais sans fond, qui entraîne doucement, mais sans retour, tout ce qu’il y a de frais (c’est un Slavophile qui parle); il descendit comme un mineur qui a trouvê sous terre une veine qui n’a pas encore êtê entamêe“. Oui, Gogol a senti cette force, cette mine vierge sous la terre inculte. Peut-être même l’eût-il entamêe, mais malheureusement il crut avant le temps avoir atteint le fond, et au lieu de continuer à dêblayer, il se mit à chercher l’or. Qu’en est-il rêsultê? Il commenèa à dêfendre ce qu’il avait dêmoli, à justifier le servage, et finit par se jeter aux pieds du reprêsentant de la „bienveillance et de l’amour“.
Que les Slavophiles mêditent la chute de Gogol. Ils y trouveront plus de logique peut-être que de faiblesse. De l’humilitê orthodoxe, de l’abnêgation qui place son individualitê dans celle du prince, à l’adoration de l’autocrate, il n’y a qu’un pas.
Et que peut-on faire pour la Russie quand on est du côtê de l’empereur? Les temps de Pierre, le grand tzar, sont passês; Pierre, le grand homme, n’est plus au Palais d’hiver, il est en nous.
Il est temps de comprendre cela et, quittant enfin une lutte dêsormais puêrile, de nous rêunir au nom de la Russie, mais au nom aussi de l’indêpendance.
Chaque jour peut renverser le vieil êdifice.social de l’Europe, entraîner la Russie dans le courant orageux d’une immense rêvolution. Est-ce le temps de prolonger une querelle de famille et d’attendre que les êvênements nous dêpassent, parce que nous n’avons prêparê ni les conseils, ni les paroles qu’on attend peut-être de nous?
Et n’avons-nous pas un champ ouvert à notre conciliation?
Le socialisme qui partage si dêfinitivement, si profondêment l’Europe en deux camps ennemis, n’est-il pas acceptê des Slavophiles comme de nous? C’est le pont sur lequel nous pouvons nous donner la main.
Pendant les sept ou huit dernières annêes avant la rêvolution de Fêvrier, les idêes rêvolutionnaires allaient s’accroissant, grâce à la propagande et au travail interne qui prenait un essort de plus en plus considêrable. Le gouvernement paraissait las de poursuites.
La grande question qui dominait toutes les autres et qui commenèait à agiter le gouvernement, la noblesse et le peuple, c'êtait la question de l'êmancipation des paysans. On sentait bien qu’il êtait impossible d’aller plus loin avec le carcan du servage au cou.
L’oukase du 2 avril 1842 qui invitait la noblesse à cêder quelques droits aux paysans, en retour des redevances et des obligations qu’on avait stipulêes de part et d’autre, prouve assez clairement, que le gouvernement voulait l'êmancipation.
La noblesse des provinces s’en êmut', se divisa en partis, prenant cause pour ou contre l’affranchissement. On se hasardait à parler de l'êmancipation dans les rêunions êlectorales. Le gouvernement permit à la noblesse, dans deux ou trois chefs-lieux, de nommer des comitês pour aviser aux moyens d’affranchir les serfs. Une partie des seigneurs êtaient exaspêrês, ils ne voyaient dans cette grande question sociale qu’une attaque de leurs privilèges et de la propriêtê et s’opposaient à toute innovation, se sachant appuyês par l’entourage du tzar. La jeune noblesse voyait plus clair et calculait mieux. Ici, nous ne parlons pas de ces quelques individus pleins de dêvoûment et d’abnêgation, qui sont prêts à sacrifier leurs biens, pour effacer le mot dêgradant de servage du front de la Russie et pour expier l’ignoble exploitation du paysan. Les enthousiastes ne peuvent jamais entraîner une classe entière, si ce n’est en pleine rêvolution, comme la noblesse franèaise a êtê entraînêe le 4 août 1792 par une gênêreuse minoritê. La grande majoritê des êmancipateurs dêsiraient l'êmancipation, non seulement parce qu’ils en comprenaient la justice, mais aussi parce qu’ils en voyaient la nêcessitê. Ils voulaient rêgler l'êmancipation à temps pour rêduire au minimum les pertes. Ils voulaient prendre l’initiative pendant qu’ils avaient le pouvoir. S’opposer et rester les bras croisês êtait le moyen le plus sûr de voir l’empereur ou le peuple entrer dans la voie pour ne s’arrêter qu'à l’expropriation.
Le ministre des domaines publics, Kissêloff, le reprêsentant de l'êmancipation dans le sein du gouvernement et le ministre de l’intêrieur Pêrofski, qui a tuê l’oukase du 2 avril par ses commentaires, recevaient des projets de toutes les parties de l’empire. Bons ou mauvais, ces projets dêcelaient une grande prêoccupation du pays.
A travers toute la divergence d’opinions et de vues, à travers toute la diffêrence de position, d’intêrêt de localitê, un principe êtait admis sans contestation. Ni le gouvernement, ni la noblesse, ni le peuple ne pensaient à êmanciper les paysans sans leurs terres. On variait infiniment dans l’apprêciation de la quote-part à concêder aux paysans, des conditions à leur imposer, mais personne ne parlait sêrieusement d’une êmancipation dans le prolêtariat, si ce n’est quelques incurables adeptes de la vieille êconomie politique.
Crêer une vingtaine de millions de prolêtaires, c'êtait une perspective qui faisait, et pour cause, pâlir le gouvernement et les seigneurs. Et pourtant, du point de vue de la religion de la propriêtê, du droit absolu et imprescriptible de la possession et de l’usage illimitê, il n’y avait aucun moyen de rêsoudre la question sans une insurrection en masse des paysans, sans un êbranlement forcê de la possession territoriale: puisque les mutations des propriêtês faites à main armêe sont acceptêes comme des faits accomplis dûment lêgalisês par l'êconomie politique.
Au prime abord, il paraît êtrange que dans un pays dans lequel l’homme est presque chose, où il appartient au sol, où il fait partie de la propriêtê et se vend avec elle, l’idolâtrie de la propriêtê ait êtê la moins dêveloppêe. On la dêfend avec tênacitê chez nous, comme une proie, mais non comme un droit. Il êtait difficile d’enraciner une foi dans l’infaillibilitê et la justice d’un droit dont les absurditês êtaient êvidentes pour les deux parties; pour le seigneur qui possêdait ses paysans, comme pour le paysan serf qui n'êtait pas le propriêtaire de sa possession. On savait que l’origine des droits seigneuriaux êtait assez obscure; on savait bien qu’une sêrie de mesures arbitraires, mesures de police, avaient peu à peu asservi la Russie agricole à la Russie nobiliaire; on pouvait donc s’imaginer une autre sêrie de mesures qui l'êmancipassent.
Le manque même de notions juridiques bien arrêtêes, le vague dans les droits ne permettaient pas non plus aux idêes de propriêtê de se consolider, de prendre corps. Le peuple russe n’a vêcu que de la vie communale, il ne comprend ses droits et ses devoirs que par rapport à la commune. Hors d’elle il ne reconnaît pas de devoirs et ne voit que la violence. En s’y soumettant, il ne se soumet qu'à la force; l’injustice flagrante d’une partie de la lêgislation l’a amenê au mêpris de l’autre. L’inêgalitê complète devant le tribunal a tuê en lui le germe du respect pour la lêgalitê. Le Russe, à quelque classe qu’il appartienne, enfreint la loi, partout où il peut le faire impunêment; le gouvernement agit de même. C’est pênible et triste pour le moment, mais il y a un avantage immense pour l’avenir.
En Russie, derrière l'êtat visible il n’y a pas d'êtat invisible, qui ne soit que l’apothêose, la transfiguration de l’ordre de choses existant, il n’y a pas d’idêal impossible qui ne coïncide jamais avec la rêalitê, tout en la promettant toujours. Il n’y a rien derrière les palissades où une force supêrieure nous tient en êtat de siège. La possibilitê d’une rêvolution en Russie se rêduit à une question de force matêrielle. C’est ce qui fait de ce pays, sans autres causes que celles que nous avons mentionnêes, le sol le mieux prêparê pour une rêgênêration sociale.
Nous avons dit que, dès l’apparition dusaint-simonisme, après 1830, le socialisme fit une grande impression sur les esprits, à Moscou. On voyait dans cette doctrine l’expression d’un sentiment plus intime que dans les doctrines politiques, habituê qu’on êtait aux communes, aux partages des terres, aux associations ouvrières. Têmoins de l’abus le plus exorbitant du droit de propriêtê, nous êtions moins froissês par le socialisme que le bourgeois occidental.
Peu à peu les productions littêraires se pênêtraient de tendances et d’inspirations socialistes. Les romans et les nouvelles, même les êcrits des Slavophiles protestaient contre la sociêtê actuelle, d’un point de vue qui êtait plus que politique. Il suf-lit de citer le roman de Dostoïefski Les Pauvres Gens.
A Moscou le socialisme marchait de front avec la philosophie de Hegel. L’alliance de la philosophie moderne’et du socialisme n’est pas difficile à concevoir, pourtant ce n’est que dans ce dernier temps que les Allemands ont acceptê la solidaritê entre la science et la rêvolution, non qu’ils ne la comprissent pas auparavant, mais parce que le socialisme, comme tout ce qui est pratique, ne les intêressait pas. Les Allemands pouvaient être profondêment radicaux dans la science en restant conservateurs dans leurs actions, poètes sur papier et bourgeois dans la vie. Le dualisme nous est, au contraire, antipathique. Le socialisme nous paraissait être le syllogisme le plus naturel de la philosophie, l’application de la logique à l’Etat.
Il est à remarquer qu'à Pêtersbourg le socialisme revêtait un autre caractère. Là, les idêes rêvolutionnaires ont toujours êtê plus pratiques qu'à Moscou; leur fanatisme froid est celui des mathêmaticiens; à Pêtersbourg on aime la rêgularitê, la discipline, l’application. Pendant qu’on dispute à Moscou, on s’associe à Pêtersbourg. La franc-maèonnerie et le mysticisme avaient leurs adeptes les plus ardents dans cette dernière ville, c’est là que se publiait le Messager de Sion, organe de la sociêtê biblique. La conjuration du 14 dêcembre a mûri à Pêtersbourg, elle ne se serait jamais assez dêveloppêe à Moscou pour descendre sur la place publique. A Moscou, il est très difficile de s’entendre; les individualitês sont trop capricieuses et trop êpanouies. A Moscou, il y a plus d'êlêments poêtiques, plus d'êrudition et avec cela plus de nonchalance, de laisser-aller, plus de paroles inutiles, plus de divergence d’opinions. Le saint-simonisme vague, religieux et en même temps analytique allait merveilleusement bien aux moscovites. Après l’avoir êtudiê, ils passaient tout naturellement à Proudhon, comme de Hegel à Feuerbach.
Le fouriêrisme plus que le saint-simonisme convient à la jeunesse studieuse de Pêtersbourg. Le fouriêrisme, qui ne tendait qu'à une rêalisation immêdiate, qui voulait l’application pratique, qui rêvait, lui aussi, mais qui appuyait ses rêves sur des calculs arithmêtiques, qui cachait sa poêsie sous le titre d’industrie et son amour de libertê sous l’embrigadement des ouvriers, le fouriêrisme devait trouver un êcho à Pêtersbourg. Le phalanstère n’est autre chose qu’une commune russe et une caserne de travailleurs, une colonie militaire sur le pied civil, un rêgiment industrieux. Ou a remarquê que l’opposition qui lutte de Iront avec un gouvernement a toujours quelque chose de son caractère mais en sens inverse. Et je crois bien qu’il y a quelque fond de vêritê dans la crainte que le gouvernement russe commence à avoir-du communisme: le communisme c 'est l’autocratie russe renversêe.
Pêtersbourg devancera Moscou, au nom de ces opinions tranchêes, bornêes peut-être, mais actives et pratiques. L’honneur de l’initiative lui appartiendra avec Varsovie, mais si le tzarisme succombe, le centre de la libertê sera dans le cœur de la nation, à Moscou.
L’avortement complet de la rêvolution en France, la malheureuse issue de la rêvolution de Vienne et la fin comique de celle de Berlin furent en Russie le commencement d’une rêaction redoublêe. Tout fut paralysê de nouveau, le projet de l'êmancipation des serfs abandonnê et remplacê par celui de fermer toutes les Universitês; on crêa une double censure et de nouvelles difficultês à la remise des passeports pour les pays êtrangers. On poursuivit les journaux, les livres, les paroles, les costumes, les femmes et les enfants.
En 1849 une nouvelle phalange de jeunes gens hêroïques est allêe en prison, et de là aux travaux forcês et en Sibêrie {*}. Une terreur accablante abattit tous les germes, fit courber toutes les têtes, la vie intellectuelle se cacha de nouveau ou ne laissa percer que la frayeur, qu’une dêsolation muette, et depuis chaque nouvelle qui venait de la Russie remplissait l'âme de dêsolation et d’une profonde tristesse.
{* Nous faisons allusion à la sociêtê de Pêtrachefski. Des jeunes gens se rêunissaient chez lui pour dêbattre des questions sociales. Ce club avait existê quelques annêes dêjà, lorsque, au dêbut de la campagne de Hongrie, le gouvernement rêsolut à lui donner les proportions d’une vaste conjuration et fit multiplier les arrestations.
Il ne trouva que des opinions là où il cherchait des complots, ce qui ne l’empêcha pas de faire condamner tous les accusês à la peine de mort, afin de se donner la gloire de la grâce. Le tzar commua leur peine en celle des mines, de l’exil ou de soldat. On cite parmi eux Spechneff, Grigorieff, Dostoïefski, Kachkine, Golovinnski, Mombelli etc.}
Nous ne nous arrêterons point à ce tableau lugubre d’une lutte inêgale où chaque fois la pensêe est êcrasêe par la force. Il n’y a là rien de nouveau, c’est ce procès interminable qui traverse toute l’histoire et qui aboutit de temps en temps à la ciguë, à la croix, aux autodafês, aux fusillades, aux pendaisons et aux dêportations.
Quoi qu’on dise, les moyens que le gouvernement emploie, moyens cruels, ne sont pas cependant de force à êtouffer tous les germes du progrès. Ils font pêrir beaucoup de personnes dans des souffrances morales terribles, mais nous devions nous y attendre, et certes ces mesures rêveillent plus de gens qu’ils n’en dêsarment.
Pour êtouffer rêellement en Russie le principe rêvolutionnaire, la conscience de la position et la tendance d’en sortir, il faudrait que l’Europe entrât encore plus avant dans les principes et dans les voies du gouvernement de Pêtersbourg, que son retour à l’absolutisme fût plus complet. Il faudrait effacer le mot de „Rêpublique“ du frontispice de la France, ce mot terrible, lors même qu’il est un mensonge et une dêrision. Il faut arracher à l’Allemagne le droit imprudemment concêdê de la parole libre. Le lendemain de la journêe où un gendarme prussien, aidê d’un Croate, aura cassê les dernières presses sur le piêdestal de la statue de Guttenberg traînêe dans la boue par des frères ignorantins, ou, à Paris, sur la place de la Rêvolution, un bourreau, bêni par le Pape, aura brûlê les œuvres des philosophes franèais, le lendemain de cette journêe, l’omnipotence du tzar aura atteint son apogêe.
Ceci est-il possible?
Qui peut dire de nos jours ce qui est possible et ce qui ne l’est pas? Le combat n’est pas fini, la lutte continue.
L’avenir de la Russie n’a jamais êtê plus êtroitement uni à l’avenir de l’Europe qu’il ne l’est aujourd’hui. On a vu nos espêrances — mais nous ne voudrions rêpondre de rien, non par vanitê puêrile, de crainte que l’avenir ne nous donnât un dêmenti, mais par impossibilitê de prêvoir quelque chose dans une question dont la solution ne dêpend pas exclusivement des donnêes intêrieures.
D’un côtê, le gouvernement russe n’est pas russe, mais en gênêral despotique et rêtrograde. Il est plus allemand que russe, comme le disent les Slavophiles, et c’est là ce qui explique la sympathie et l’amour avec lequel les autres gouvernements se tournent vers lui. Pêtersbourg, c’est la nouvelle Rome, la Rome de l’esclavage universel, la mêtropole de l’absolutisme, voilà pourquoi l’empereur de Russie fraternise avec l’empereur d’Autriche et l’aide à opprimer les Slaves. Le principe de son pouvoir n’est pas national, et l’absolutisme est plus cosmopolite que la rêvolution.
D’un autre côtê, les espêrances et les aspirations de la Russie rêvolutionnaire coïncident avec les espêrances et les aspirations de l’Europe rêvolutionnaire et anticipent sur leur alliance dans l’avenir. L'êlêment national que la Russie apporte, c’est la fraîcheur de la jeunesse et une tendance naturelle vers les institutions socialistes.
L’impasse où sont arrivês les Etats de l’Europe est manifeste. Il leur faut nêcessairement s'êlancer vigoureusement en avant ou reculer plus qu’ils ne le font. Les antithèses sont trop inexorables, les questions trop tranchêes et trop mûries par les souffrances et les haines pour pouvoir s’arrêter à des semi-solutions, à des transactions paisibles entre l’autoritê et la libertê. Mais s’il n’y a pas de salut pour les Etats dans la forme dans laquelle ils existent, le genre de leur mort peut être bien diffêrent. La mort peut venir par la palingênêsie ou par la putrêfaction, par la rêvolution ou par la rêaction. Le conservatisme qui n’a d’autre but que la conservation d’un statu quo usê, est aussi destructif que la rêvolution. Il anêantit le vieil ordre, non pas par le feu ardent de l’inflammation, mais par le feu lent du marasme.
Si le conservatisme a le dessus en Europe, le pouvoir impêrial en Russie non seulement êcrasera la civilisation, mais il anêantira toute la classe d’hommes civilisês, et puis…
Et puis, nous voilà devant une question toute nouvelle, devant un avenir mystêrieux. L’autocratie, après avoir triomphê de la civilisation, se trouvera face à face avec un soulèvement de paysans, avec une rêvolte colossale dans le genre de celle de Pougatcheff. La moitiê de la force du gouvernement de Pêtersbourg est basêe sur la civilisation et sur la profonde division qu’il a fomentêe, entre les classes civilisêes et les paysans. Le gouvernement s’appuie constamment sur les premières, c’est dans le-sein de la noblesse qu’il prend les moyens, les hommes et les conseils. En brisant dans ses mains un instrument si essentiel, l’empereur redevient tzar, mais il ne sullira pas pour cela de laisser pousser la barbe et de revêtir le zipoun. La maison Holstein-Gottorp est trop allemande, trop pêdantesque, trop apprise pour se jeter franchement dans les bras d’un nationalisme à demi sauvage, pour se mettre à la tête d’un mouvement populaire qui ne voudra au commencement que rêgler ses comptes avec la noblesse, qu'êtendre les institutions de la commune rurale à toutes les propriêtês, aux villes, à l’Etat entier.
Nous avons vu une monarchie entourêe d’institutions rêpublicaines, mais notre imagination se refuse à concevoir un empereur de Russie entourê d’institutions communistes.
Avant que cet avenir êloignê se rêalise, il s’accomplira bien des choses et l’influence de la Russie impêriale ne sera pas moins funeste pour l’Europe rêactionnaire que l’influence de cette dernière le sera pour la Russie. C’est elle, c’est cette Russie soldatesque qui veut, par les baïonnettes, mettre une fin aux questions qui agitent le monde. C’est elle qui mugit et gronde comme la mer aux portes du monde civilisê, toujours prête à dêborder, toujours frêmissante du dêsir d’envahir, comme si elle n’avait rien à faire chez elle, comme si des remords et des vertiges troublaient l’esprit de ses souverains.
La rêaction seule peut ouvrir ces portes. Ce sont les Habsbourg et les Hohenzollem qui solliciteront l’aide fraternelle de l’armêe russe et la guideront au cœur de l’Europe.
C’est alors que le grand parti de l’ordre verra ce que c’est qu’un gouvernement fort, ce que c’est que le respect de l’autoritê Nous conseillons aux petits princes de l’Allemagne d'êtudier dès à prêsent le sort des princes royaux de la Gêorgie, auxquels on a donnê à Pêtersbourg un peu d’argent, le titre d’altesse et le droit d’avoir une couronne royale sur leur voiture. L’Europe rêvolutionnaire, au contraire, ne peut être vaincue par la Russie impêriale. Elle sauvera la Russie d’une crise affreuse et elle se sauvera elle-même de la Russie.
Le gouvernement russe, après avoir travaillê vingt ans, est parvenu à allier d’une manière indissoluble la Russie à l’Europe rêvolutionnaire.
Il n’y a plus de frontières entre la Russie et la Pologne.
Or donc, l’Europe sait ce que c’est que la Pologne, cette nation abandonnêe de tout le monde dans une lutte inêgale, qui depuis a versê à flots son sang sur tous les champs de bataille où il s’est agi de conquêrir la libertê d’un peuple quelconque. On connaît ce peuple qui, après avoir succombê sous le nombre, a traversê l’Europe en triomphateur plutôt qu’en vaincu, et s’est dispersê dans les autres peuples pour leur enseigner, malheureusement sans succès, l’art de succomber sans flêchir, sans s’avilir et sans perdre la foi. Eh bien, on peut anêantir la Pologne, mais non pas l’asservir, on peut exêcuter la menace de Nicolas de ne laisser sur la place de Varsovie qu’une inscription et un tas de pierres, mais la rendre esclave, à l’instar des provinces paisibles de la Baltique, c’est impossible.
Confondant la Pologne avec la Russie, le gouvernement a êlevê un pont immense pour le passage solennel des idêes rêvolutionnaires, un pont qui commence à la Vistule et finit à la Mer Noire.
La Pologne est censêe morte, mais à chaque appel elle rêpond „Prêsente“, comme l’a dit, en 1848, l’orateur d’une dêputation polonaise. Elle ne doit pas bouger, sans être sûre de ses voisins occidentaux, car elle en a assez de la sympathie de Napolêon et des cêlèbres paroles de Louis-Philippe: „La nationalitê polonaise ne pêrira pas“.
Ce n’est pas de la Pologne, ce n’est pas de la Russie que nous doutons, c’est de l’Europe. Si nous avions quelque foi dans les peuples d’Occident, avec quel empressement eussions-nous dit aux Polonais:
„Votre sort, frères, est pire que le nôtre, vous avez beaucoup souffert, patience encore; un grand avenir est au bout de vos malheurs. Vous tirerez une vengeance sublime, vous aiderez l'êmancipation de ce peuple par les mains duquel on a rivê vos fers. Dans vos ennemis, au nom du tzar et de l’autocratie, vous reconnaîtrez vos frères, au nom de l’indêpendance et de la libertê“.
La commune rurale russe subsiste de temps immêmorial, et les formes s’en retrouvent assez semblables chez toutes les tribus slaves. Là, où elle n’existe pas, elle a succombê sous l’influence germanique. Chez les Serbes, les Bulgares et les Montênêgrins, elle s’est conservêe plus pure encore qu’en Russie. La commune rurale reprêsente pour ainsi dire l’unitê sociale, une personne morale, l’Etat n’a jamais dû aller au-delà; elle est le propriêtaire, la personne à imposer; elle est responsable pour tous et pour chacun, et par suite elle est autonome en tout ce qui concerne ses affaires intêrieures.
Son principe êconomique est l’antithèse parfaite de la cêlèbre maxime de Malthus: elle laisse chacun sans exception prendre place à sa table. La terre appartient à la commune et non à ses membres en particulier; à ceux-ci appartient le droit inviolable d’avoir autant de terre que chaque autre membre en possède au dedans de la même commune; cette terre lui est donnêe comme possession sa vie durant; il ne peut et n’a pas besoin non plus de la lêguer par hêritage. Son fils, aussitôt qu’il a atteint l'âged’homme, a le droit, même du vivant de son père, de rêclamer de la commune une portion de terre. Si le père a beaucoup d’enfants, ils reèoivent après avoir atteint la majoritê chacun une portion de terre; d’un autre côtê, à la mort de chacun des membres de la famille, la terre revient à la commune.
Il arrive frêquemment que des vieillards très âgês rendent leur terre et acquièrent par là le droit de ne point payer d’impôts. Un paysan, qui quitte pour quelque temps sa commune, ne perd pas pour cela ses droits à la terre, ce n’est que par l’exil prononcê par la commune (ou le gouvernement) qu’on peut la lui retirer, et la commune ne peut prendre part à une pareille dêcision que par un vote unanime; elle n’a cependant recours à ce moyen que dans les cas extrêmes. Enfin, un paysan perd aussi ce droit dans le cas où, sur sa demande, il est affranchi de l’union communale. Il est alors autorisê seulement à prendre avec lui son bien mobilier, rarement lui permet-on de disposer de la maison ou de la transporter. De cette sorte, le prolêtariat rural est chose impossible.
Chacun de ceux qui possèdent une terre dans la commune, c’est-à-dire chaque individu majeur et imposê, a voix dans les intêrêts de la commune. L’ancien du village et ses adjoints sont choisis dans une rêunion gênêrale. On procède de même pour dêcider les procès entre les diffêrentes communes, pour partager la terre et pour rêpartir les impôts. (Car c’est essentiellement la terre qui paie et non la personne» Le gouvernement compte seulement les têtes; la commune fait sa distribution de la somme totale en prenant pour unitê le travailleur actif, c’est-à-dire le travailleur qui a une terre à son usage).
L’ancien (le starost) a une grande autoritê sur chaque membre, mais non sur la commune; pour peu que celle-ci soit unie, elle peut très bien contrebalancer le pouvoir de l’ancien, l’obliger même à renoncer à sa place s’il ne veut pas se plier à leurs voeux. Le cercle de son activitê est d’ailleurs exclusivement administratif; toutes les questions qui ne sont pas purement de police sont rêsolues, ou d’après les coutumes en vigueur, ou par le conseil des pères de famille, des chefs de maison ou enfin par la rêunion gênêrale. M. Haxthausen[16] a commis une grande erreur en disant que le prêsident administre despotiquement la commune. Il ne peut agir despotiquement que si toute la commune est pour lui.
Cette erreur a conduit Haxthausen à voir dans ce starost l’image de l’autoritê impêriale. L’autoritê impêriale, rêsultat de la centralisation moscovite de la rêforme de Pêtersbourg, n’a pas de contre-poids, tandis que l’autoritê du starost dêpend de la commune.
Que l’on considère maintenant que chaque Russe qui n’est point citadin ou noble doit appartenir à une commune, et que le nombre des habitants des villes, par rapport à la population des campagnes, est extrêmement restreint et l’impossibilitê d’un prolêtariat nombreux devient êvidente. Le plus grand nombre des travailleurs des villes appartient aux communes rurales pauvres, surtout à celles qui ont peu de terre, mais, comme il a êtê dit, ils ne perdent pas leurs droits dans la commune; ainsi les fabricants doivent nêcessairement payer aux travailleurs un peu plus que ne leur rapporterait le travail des champs.
Souvent ces travailleurs se rendent dans les villes pour l’hiver seulement, d’autres y restent pendant des annêes; ces derniers forment entre eux de grandes associations de travailleurs; c’est une sorte de commune rurale mobilisêe. Ils vont de ville en ville (les mêtiers sont presque libres), et leur nombre rêuni dans la même association s'êlève souvent jusqu'à plusieurs centaines, quelquefois même jusqu'à mille; il en est ainsi, par exemple, des charpentiers et des maèons à Pêtersbourg et à Moscou, et des voituriers sur les grandes routes. Le produit de leur travail est administrê par des directeurs choisis, et partagê d’après, l’avis de tous dans des assemblêes gênêrales.
Le seigneur peut rêduire la terre concêdêe aux paysans, il peut choisir pour lui le meilleur sol; il peut agrandir ses bien-fonds, et, par là, le travail du paysan; il peut augmenter les impôts, mais il ne peut pas refuser aux paysans une portion de terre suffisante, et la terre, une fois appartenant à la commune, demeure complètement sous l’administration communale, la même en principe que celle qui rêgit les terres libres; le seigneur ne se mêle jamais dans ses affaires.
On a vu des seigneurs qui voulaient introduire le système europêen du partage parcellaire des terres et la propriêtê privêe. Ces tentatives provenaient pour la plupart de la noblesse des provinces de la Baltique; mais elles êchouèrent toutes, et finirent gênêralement par le massacre des seigneurs ou par l’incendie de leurs châteaux; car tel est le moyen national auquel le paysan russe a recours pour faire connaître qu’il proteste[17].
L’effroyable histoire de l’introduction des colonies militaires a montrê ce que c’est que le paysan russe quand on l’attaque dans sa dernière forteresse. Le libêral Alexandre fit emporter les villages d’assaut; l’exaspêration des paysans grandit jusqu'à la fureur la plus tragique; ils êgorgèrent leurs enfants pour les soustraire aux institutions absurdes qui leur êtaient imposêes par la baïonnette et la mitraille. Le gouvernement, furieux de cette rêsistance, poursuivit ces hommes hêroïques; il les fit battre de verges jusqu'à la mort, et, malgrê toutes ces cruatês et ces horreurs, il ne put rien obtenir La sanglante insurrection de la Staraïa Roussa, en 1831, a montrê combien peu ce malheureux peuple se laisse dompter.
On dit que tous les peuples sauvages ont aussi commencê par une commune analogue; qu’elle a existê chez les Germains et les Celtes dans son eomplet dêveloppement, qu’on la trouve aux Indes, mais on ajoute que partout elle a dû disparaître avec les commencements de la civilisation.
La commune germaine et celtique est tombêe devant deux idêes sociales complètement opposêes à la vie communale: la fêodalitê et le droit romain; Nous, par bonheur, nous nous prêsentons, avec notre commune, à une êpoque où la civilisation anti-oommunale aboutit à l’impossibilitê absolue de se dêgager, par ses principes, de la contradiction entre le droit individuel et le droit social.
Mais, dit-on, par ce partage continu du sol, la vie communale trouvera sa limite naturelle dans l’accroissement delà population. Quelque grave en apparence que soit cette objection, il suffit, pour l'êcarter, de rêpondre que la Russie possède encore des terres pour tout un siècle, et que, dans ceut ans, la brûlante question de possession et de propriêtê sera rêsolue d’une faèon ou d’autre.
Beaucoup d'êcrivains, et parmi eux Haxthausen, disent que, suite de cette instabilitê dans la possession, la culture du sol ne s’amêliore point; cela peut bien être; mais les amateurs agronomes oublient que l’amêlioration de l’agriculture, dans le système occidental de la possession, laisse la plus grande partie de la population dans une profonde misère, et je ne crois pas que la fortune croissante de quelques fermiers et le progrès de l’agriculture comme art, puissent être considêrês, par l’agronomie elle-même,
Gomme un juste dêdommagement de l’horrible situation de prolêtariat affamês
La Russie agreste se pliant à tout en apparence, n’a rêellement rien acceptê de la rêforme de Pierre Ier. Il sentait cette rêsistance passive; il n’aimait pas le paysan russe et n’entendait rien non plus à sa manière de vivre. Il fortifia, avec une lêgèretê coupable, les droits de la noblesse et resserra la chaîne du servage; dès lors, le paysan se renferma plus êtroitement que jamais au sein de sa commune, et ne s’en êcartait qu’en jetant autour de lui des regards dêfiants; il voit dans l’officier de police et le juge un ennemi, il voit dans le seigneur terrien une puissance brutale, contre laquelle il ne pouvait rien faire.
Il commenèa dès lors à dêsigner par le mot malheureux tout condamnê par la loi; à mentir sous le serment et à nier tout, quand il êtait interrogê par un homme qui se prêsentait en uniforme et qui lui semblait le reprêsentant du gouvernement allemand. Cent cinquante ans, loin de le rêconcillier avec le nouvel ordre de choses, l’en ont encore êloignê davantage.
Le paysan russe a beaucoup supportê, beaucoup souffert, il souffre beaucoup à cette heure, mais il est restê lui-même. Quoique isolê dans sa petite commune, sans liaison avec les siens tous dispersês sur cette immense êtendue du pays, il a trouvê dans une rêsistance passive et dans la force de son caractère, les moyens de se conserver; il a courbê profondêment la tête, et lejmalheur a passê souvent au-dessus de lui sans le toucher; voilà pourquoi, malgrê sa position, le paysan russe possède tant d’agilitê, tant d’intelligence et de beautê, qu'à cet êgard il a excitê l'êtonnement de Gustine et d’Haxthausen.
<1850—1851>
- ↑ L’Allemagne n’existe que de nom. Ce sont des provinces Baltiques, auxquelles on a laissê quelques droits illusoires, par exemple celui d'être non seulement sujets de Nicolas, mais en même temps sujets de leur petits princes. Ces jours derniers, les journaux annonèaient l’arrivêe «de la grande-duchesse Olga — avec son mari le prince royal de Wurtemberg». Personne ne s'êtonna de voir cette phrase antisalique.
- ↑ Hambourg, Hoffman et Campe, 1849.
- ↑ On a beaucoup discouru sur la manière dont les Varègues se sont êtablis en Russie, question tout historique qui ne nous intêresse que mêdiocrement. La grande importance de la version de Nestor consiste à faire-voir la manière dont on envisageait l’invasion varègue au XIIe siècle, et il faut avouer qu’elle seule met au jour le rôle vêritable des Normands.
- ↑ Voir aux annexes la note relative à la commune russe.
- ↑ Il est de même à remarquer que les hêros des contes — Ilia Mourometz, Ivan Tzarêvitch, etc. ont beaucoup plus de rapports avec les hêros homêriques, qu’avec ceux du moyen âge, le «Bogatyr» n’est pas un chevalier, comme Achille n’en est pas un.
- ↑ Voyez la dissertation magnifique de Mme Talvi sur les chants slaves dans son ouvrage imprimê en 1846 à New-York.
- ↑ Pougatcheff et ses collègues ont appartenu aux «Starovertzy».
- ↑ Après la rêvolution de 1848, la censure est devenue la monomanie de Nicolas. Non content de la censure ordinaire et des deux censures qu’il a êtablies hors de ses Etats, à Iassy et à Bucarest, où l’on n'êcrit pas en russe, il a crêê une seconde censure à Pêtersbourg; nous sommes disposês à espêrer que cette double censure sera plus utile que la censure simple. On arrivera à imprimer les livres russes hors de la Russie, on le fait dêjà, et c’est à savoir qui sera plus adroit, de la parole libre ou de l’empereur Nicolas.
- ↑ Une sorte de Quartier Latin, centre d’habitation des hommes de lettres et d’artistes, inconnus dans les autres parties de la ville.
- ↑ Vers que Lermontoff a adressês à la mêmoire du prince Odoïefski mort au Caucase comme soldat, un des condamnês du 14 dêcembre.
- ↑ Les poêsies de Lermontoff sont parfaitement traduites en allemand par M. Bodenstedt. Il y a une traduction franèaise de son roman le Hêros de nos fours par M. Chopin.
- ↑ Tarass Boulba, les Gens d’autrefois et encore quelques nouvelles de Gogol sont traduites en franèais par M. Viardot. Il y a une traduction allemande des Ames Mortes.
- ↑ Un diplomate russe du temps d’Alexis, père de Pierre I, qui avait êmigrê en Suède craignant les persêcutions du tzar et qui a êtê dêcapitê à Stockholm pour un assassinat.
- ↑ Gants à un doigt (rouhavitza) que portent les paysans.
- ↑ Proudhon êtait alors à Ste-Pêlagie.
- ↑ Dans un ouvrage très intêressant, mais frênêtiquement rêactionnaire Sur la Russie agricole qu’il a publiê, en 1847, en allemand et en franèais.
- ↑ Par les documents que publie le ministère de l’intêrieur, on voit que gênêralement chaque annêe, dêjà avant la dernière rêvolution de 1848, 60 à 70 seigneurs fonciers furent massacrês par leur paysans. N’est-ce pas la protestation permanente contre autoritê illêgale.